La Louve de France
soleil, de la parade
qui s’apprêtait, des jeux qui se dérouleraient l’après-midi…
Sa barbe faite, Mortimer se rinça le
visage et s’essuya d’une toile sans même en sentir le contact.
Et lorsque le barbier Ogle fut parti
en compagnie du porte-clefs, le prisonnier s’étreignit la poitrine, à deux
mains, et avala une grande gorgée d’air. Il se retenait de crier. « Soyez
prêt pour ce soir ». Ces mots lui bruissaient dans la tête. Se pouvait-il
que ce fût pour ce soir, enfin ?
Il s’approcha du bat-flanc où somnolait
son compagnon de geôle.
— Mon oncle, dit-il, ce sera
pour ce soir.
Le vieux Lord de Chirk se tourna en
gémissant, éleva vers son neveu ses prunelles décolorées qui brillaient d’une
lueur glauque dans l’ombre de la cellule, et répondit avec lassitude :
— On ne s’évade pas de la tour
de Londres, mon garçon. Personne… Ni ce soir, ni jamais.
Mortimer le Jeune eut un mouvement
d’irritation. Pourquoi cette obstination négative, ce refus du risque de la
part d’un homme qui, au pire, avait si peu de vie à perdre ? Il s’interdit
de répondre pour ne pas s’emporter. Bien qu’ils parlassent français entre eux,
comme toute la cour et la noblesse, alors que les serviteurs, les soldats et le
commun peuple parlaient anglais, ils craignaient toujours d’être entendus.
Mortimer revint au soupirail et
regarda, de bas en haut, la parade, avec le sentiment exaltant d’y assister
peut-être pour la dernière fois.
Au niveau de ses yeux passaient et
repassaient les houseaux de la troupe ; de gros souliers de cuir
frappaient les pavés. Et le Lord de Wigmore ne pouvait s’empêcher d’admirer les
évolutions précises des archers, ces remarquables archers anglais, les
meilleurs d’Europe, qui tiraient jusqu’à douze flèches à la minute.
Au milieu du Green, Alspaye, le
lieutenant, raide comme un pieu, criait les ordres à pleine voix et présentait
la garde au constable. On comprenait mal que ce grand jeune homme, blond et
rose, si attentif à son service, si visiblement animé du désir de bien faire,
eût accepté de trahir. Il fallait qu’il y eût été poussé par d’autres motifs
que le seul appât de l’argent. Gérard de Alspaye, lieutenant de la tour de
Londres, souhaitait, comme beaucoup d’officiers, de shérifs, d’évêques et de
seigneurs, voir l’Angleterre débarrassée des mauvais ministres qui entouraient
le roi ; sa jeunesse rêvait de jouer un rôle héroïque ; de plus il
haïssait et méprisait son chef, le constable Seagrave.
Ce dernier, un borgne à joues
flasques, buveur et nonchalant, ne devait sa haute charge qu’à la protection,
précisément, des mauvais ministres. Pratiquant ouvertement les mœurs dont le
roi Édouard faisait étalage devant la cour, le constable se servait volontiers
de sa garnison comme d’un harem. Et ses goûts le portaient par préférence vers
les grands jeunes hommes blonds ; aussi l’existence du lieutenant Alspaye,
fort dévot et éloigné du vice, était devenue un enfer. Ayant naguère repoussé
les tendres assauts du constable, Alspaye en subissait maintenant les
continuelles persécutions. Il n’était de tracasseries, de vexations, que Seagrave
ne lui infligeât. Le borgne avait les loisirs de la cruauté. Dans l’instant
même, passant l’inspection des hommes, il accablait son second de moqueries
grossières pour des vétilles, pour un défaut d’alignement, pour une tache de
rouille sur le fer d’un couteau, pour une minuscule déchirure dans le cuir d’un
sac à flèches. Son œil unique ne cherchait que le défaut.
Bien que ce fût fête, jour où de
coutume les punitions étaient levées, le constable ordonna que trois soldats
fussent fouettés sur-le-champ, à cause du mauvais état de leur équipement. Un
sergent alla quérir les verges. Les hommes punis durent baisser leurs chausses
devant tous leurs camarades alignés. Le constable parut fort s’amuser du
spectacle.
— Si la garde n’est pas mieux
tenue, la prochaine fois, Alspaye, ce sera vous, dit-il.
Puis toute la garnison, à
l’exception des sentinelles, se rendit à la chapelle pour entendre messe et
chanter cantiques.
Les voix rudes et fausses
parvenaient jusqu’au prisonnier, aux aguets derrière son soupirail.
« Soyez prêt pour ce soir, my Lord… » L’ancien délégué du roi en
Irlande ne cessait de penser que le soir, peut-être, il serait libre. Une
journée entière à attendre,
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