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La Louve de France

La Louve de France

Titel: La Louve de France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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nos
revenus dans ce cachot ? Et quand vous m’aurez redit encore les noms de
nos aïeules : Hadewige, Mélisinde, Mathilde la Mesquine, Walcheline de
Ferrers, Gladousa de Braose, sont-ce là les seules femmes dont je pourrai rêver
jusqu’à mon dernier souffle ?
    Mortimer de Chirk demeura un moment
interdit, contemplant distraitement sa main gonflée, aux ongles démesurément
longs et ébréchés. Puis il dit :
    — Chacun occupe sa prison comme
il peut, les vieux avec le passé perdu, les jeunes avec les lendemains qu’ils
ne verront pas. Toi, tu te contes que toute l’Angleterre t’aime et travaille
pour toi, que l’évêque Orleton est ton ami fidèle, que la reine elle-même œuvre
à ton salut, et que tu vas tout à l’heure partir pour la France, pour
l’Aquitaine, pour la Provence, que sais-je ! Et que tout le long de ton
chemin, les cloches vont sonner la bienvenue. Et ce soir, tu verras, personne
ne viendra.
    Il se passa les doigts sur les
paupières, d’un geste las, puis se tourna vers le mur.
    Mortimer le Jeune revint au
soupirail, glissa une main entre les barreaux et la posa, comme morte, sur la
poussière.
    « L’oncle, maintenant, va
somnoler jusqu’au soir, pensait-il. Et puis il se décidera à la dernière
minute. De fait, ce ne sera point aisé avec lui ; et ne va-t-il pas tout
faire échouer ?… Ah ! Voilà Édouard. »
    L’oiseau s’était arrêté à peu de
distance de la main inerte, et essuyait son gros bec noir contre sa patte.
    « Si je l’étrangle, mon évasion
réussira. Si je le manque, je ne m’échapperai pas. »
    Ce n’était plus un jeu, mais un pari
avec le destin. Pour occuper son attente, tromper son anxiété, le prisonnier
avait besoin de se fabriquer des présages, et il guettait, d’un œil de
chasseur, l’énorme corbeau. Mais celui-ci, comme s’il avait discerné la menace,
s’écarta.
    Les soldats sortaient du réfectoire,
le visage tout illuminé. Ils se répartirent en petits groupes, à travers la
cour, pour les jeux, les courses et luttes qui étaient tradition de fête.
Pendant deux heures, le torse nu, ils suèrent sous le soleil, rivalisant de
force pour se plaquer au sol, ou d’adresse pour lancer des masses contre un
piquet de bois. On entendait le constable crier :
    — Le prix du roi ! Qui le
gagnera ? Un shilling [8]  !
    Puis, quand le jour commença de
baisser, les hommes allèrent se laver aux citernes et, plus bruyants que le
matin, commentant leurs exploits ou leurs défaites, ils regagnèrent le
réfectoire pour manger et boire encore. Qui n’était pas ivre le soir de la
Saint-Pierre-ès-Liens méritait le mépris de ses compagnons ! Le prisonnier
les entendait se ruer au vin. L’ombre descendait sur la cour, l’ombre bleue des
soirs d’été, et l’odeur de vase, venant des douves et du fleuve, se faisait
plus pénétrante.
    Soudain un croassement furieux,
rauque, prolongé, un de ces cris d’animaux qui donnent un malaise aux hommes,
déchira l’air devant le soupirail.
    — Qu’est-ce là ? demanda
le vieux Lord de Chirk dans le fond de la cellule.
    — Je l’ai manqué, dit son
neveu. Je lui ai saisi l’aile au lieu du col.
    Il conservait aux doigts quelques
plumes noires qu’il contemplait tristement dans l’incertaine lumière du
crépuscule. Le corbeau avait disparu et, cette fois, ne reviendrait plus.
    « C’est sottise d’enfant que
d’y attacher importance, se disait Mortimer le Jeune. Allons, l’heure
approche. » Mais il était obsédé d’un mauvais pressentiment.
    Il en fut distrait par l’étrange
silence qui depuis quelques instants venait de s’établir dans la Tour. Aucun
bruit ne s’élevait plus du réfectoire ; les voix des buveurs s’étaient éteintes ;
le choc des plats et des pichets avait cessé. On n’entendait rien qu’un
aboiement quelque part dans les jardins, et le cri lointain d’un marinier sur
la Tamise… Le complot d’Alspaye avait-il été éventé, et ce silence de la
forteresse était-il dû à la stupeur qui suit la découverte des grandes
trahisons ?
    Le front collé aux grilles du
soupirail, le prisonnier, retenant son souffle, épiait l’ombre et les moindres
sons. Un archer traversa la cour en titubant, alla vomir contre un mur, puis
s’affala sur le sol et ne bougea plus. Mortimer distinguait sa forme immobile
dans l’herbe. Déjà les premières étoiles apparaissaient au ciel. La nuit serait
claire.
    Deux soldats encore sortirent

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