La momie de la Butte-aux-cailles
qu’apprenti, et que vous vous êtes formé sur le tas ! »
La rancœur lui brouillait la vue, les rives défilaient, piquetées de points lumineux, muées en désert du purgatoire où on le propulsait.
« Ils se sont débarrassés de moi, un colis encombrant, pas un qui ait mes facultés, ils déchanteront quand leurs recrues leur distilleront du pipi de chat en guise de parfum ! »
Partagé entre la nausée et la suffocation, il distingua l’embarcadère du quai d’Austerlitz à l’instant où le bateau s’apprêtait à s’en éloigner. Il bondit à terre, et se précipita vers l’échoppe des marchands de bonbons avant qu’ils ne ferment.
— Il était moins une, monsieur Magnus ! s’écria la femme, une créature fripée à bonnet de dentelle. Un paquet de macarons ?
Revenant sur ses pas, il franchit le pont de Bercy en chipotant les gâteaux dont la saveur sucrée, réconfort coutumier de ses soirées, ne parvenait pas a l’apaiser. Le port de la Râpée, envahi de chantiers de bois et de briques, était, lui aussi, dépourvu de son charme habituel. Il observa les déchargeurs et, de l’autre côté, l’entrepôt des vins, séparé de la chaussée par une grille, submergé de tonneaux que manœuvraient des grues dotées de gueules acérées et que charriaient ensuite sur des haquets les dérouleurs en partance pour les chais. Une hallucination remplaça un de ces tonneaux par son propre corps coincé entre deux mâchoires d’acier, puis balancé dans l’eau noire. Il recracha le dernier macaron et s’époumona :
— Je me vengerai ! Je ne leur ai jamais juré le secret ! Je revendrai leurs formules à la concurrence, ils en crèveront, les salauds !
Ragaillardi, il choisit de mépriser ses raideurs articulaires et de se hâter vers le bistrot où on lui servirait son dîner, daube ou rôti arrosé d’un verre de rouge.
CHAPITRE II
1° mars
Un pâle rayon de lune coulait entre les rideaux, caressait la bibliothèque. La respiration douce de Tasha rythmait le silence de la chambre. Victor se tournait et se retournait avec précaution dans le lit pour éviter d’éveiller sa compagne. Ses idées fantasques prenaient une teinte de réalité, s’entrelaçaient devant ses yeux, l’entraînaient en une ronde joyeuse. D’habitude, les nuits d’insomnie, il se levait et s’enfermait dans son laboratoire pour retoucher quelques clichés. Plus d’une fois, Tasha avait gratté à la porte :
Viens te recoucher, Victor. » Il se faisait tirer l’oreille, puis cédait et la rejoignait. C’était alors un moment d’intense plénitude lorsque, à la lisière du sommeil, elle succombait à ses cajoleries et qu’ils allaient ensemble à la dérive.
Ce soir-là, il ne voulait prendre aucun risque, pas question d’éventer la surprise. Cela faisait plusieurs semaines qu’il se réjouissait du cadeau qu’il lui offrirait à l’occasion de son anniversaire. Il avait songé qu’un engouement commun les rapprocherait davantage, et, sur une impulsion, il lui avait acheté un vélocipède Alcyon. Dès qu’elle saurait pédaler, ils mettraient leurs engins dans le train et partiraient en tête à tête vers une destination lointaine. Ils baguenauderaient sur des routes de campagne, elle peindrait en extérieur, il ferait des photos, il serait sage, plus d’enquêtes.
« Je refuse dorénavant tout commerce avec le crime. »
Il avait souvent rêvé de suivre l’itinéraire de Robert-Louis Stevenson et de son ânesse Modestine à travers les Cévennes… Une bouffée de joie l’envahit.
Le rayon de lune n’était plus sur les livres. Sa ligne oblique moirait les cheveux de Tasha.
Appuyé sur un coude, Victor resta longtemps en contemplation et ses yeux emmagasinèrent la scène pour toujours.
Alphonse Ballu tergiversait, tiraillé entre l’envie d’étrenner son costume de serge à rayures et le désir d’épater la galerie en endossant son uniforme d’officier. Il rabroua pourtant cette tentation, de peur de tacher sa tenue de secrétaire du général Barnet. Depuis que sa constitution fragile l’avait obligé à renoncer au Sénégal, il était relégué au ministère de la Guerre, où il tenait à jour le courrier de son supérieur. Si cet emploi l’avait rebuté les premiers mois, il commençait à savourer le privilège d’être à l’abri des intempéries et des marches forcées, sans omettre le contentement de s’asseoir à la sortie du
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