La nuit
rassemblait chez des
particuliers : il ne fallait pas provoquer les Allemands. Pratiquement, chaque
appartement devenait un lieu de prières.
On buvait, on mangeait, on chantait. La Bible nous ordonnait
de nous réjouir pendant les huit jours de fête, d’être heureux. Mais le cœur n’y
était plus. Le cœur battait plus fort depuis quelques jours. On souhaitait que
la fête finisse pour n’être plus obligés de jouer cette comédie.
Le septième jour de Pâques, le rideau se leva : les
Allemands arrêtèrent les chefs de la communauté juive.
À partir de ce moment, tout se déroula avec beaucoup de
rapidité. La course vers la mort avait commencé.
Première mesure : les Juifs n’auraient pas le droit de
quitter leur domicile durant trois jours, sous peine de mort.
Moshé-le-Bedeau arriva en courant chez nous et cria à mon
père :
— Je vous avais averti… Et, sans attendre de réponse, il
s’enfuit.
Le même jour, la police hongroise fit irruption dans toutes
les maisons juives de la ville : un Juif n’avait plus le droit de posséder
chez lui d’or, de bijoux, d’objets de valeur ; tout devrait être remis aux
autorités, sous peine de mort. Mon père descendit dans la cave et enterra nos
économies.
À la maison, ma mère continuait de vaquer à ses occupations.
Elle s’arrêtait quelquefois pour nous regarder, silencieuse.
Lorsque les trois jours furent passés, nouveau décret :
chaque Juif devrait porter l’étoile jaune.
Des notables de la communauté vinrent voir mon père – qui
avait des relations dans les hautes sphères de la police hongroise – pour lui
demander ce qu’il pensait de la situation. Mon père ne la voyait pas trop noire
– ou bien il ne voulait pas décourager les autres, mettre du sel sur leurs
blessures :
— L’étoile jaune ? Eh bien, quoi ? On n’en
meurt pas…
(Pauvre père ! De quoi es-tu donc mort ?) Mais
déjà on proclamait de nouveaux édits. Nous n’avions plus le droit d’entrer dans
les restaurants, dans les cafés, de voyager en chemin de fer, de nous rendre à
la synagogue, de sortir dans les rues après 18 heures.
Puis ce fut le ghetto.
Deux ghettos furent créés à Sighet. Un grand, au milieu de
la ville, occupait quatre rues et un autre, plus petit, s’étendait sur
plusieurs ruelles, dans le faubourg. La rue que nous habitions, la rue des
Serpents, se trouvait dans l’enceinte du premier. Nous demeurâmes donc dans
notre maison. Mais, comme elle faisait le coin, les fenêtres donnant sur la rue
extérieure durent être condamnées. Nous cédâmes quelques-unes de nos chambres à
des parents qui avaient été chassés de leurs appartements.
La vie, peu à peu, était redevenue « normale ». Les
barbelés qui, comme une muraille, nous encerclaient, ne nous inspiraient pas de
réelles craintes. Nous nous sentions même assez bien : nous étions tout à
fait entre nous. Une petite république juive… Les autorités établirent un
Conseil juif, une police juive, un bureau d’aide sociale, un comité du travail,
un département d’hygiène – tout un appareil gouvernemental.
Chacun en était émerveillé. Nous n’allions plus avoir devant
nos yeux ces visages hostiles, ces regards chargés de haine. C’en était fini de
la crainte, des angoisses. Nous vivions entre Juifs, entre frères…
Certes, il y avait encore des moments désagréables. Chaque
jour, les Allemands venaient chercher des hommes pour charger du charbon sur
les trains militaires. Il y avait très peu de volontaires pour ce genre de
travaux. Mais à part cela, l’atmosphère était paisible et rassurante.
L’opinion générale était que nous allions rester dans le
ghetto jusqu’à la fin de la guerre, jusqu’à l’arrivée de l’Armée Rouge. Puis, tout
redeviendrait comme avant. Ce n’était ni l’Allemand, ni le Juif qui régnaient
dans le ghetto : c’était l’illusion.
Deux samedis avant la Pentecôte, sous un soleil printanier, les
gens se promenaient insouciants à travers les rues grouillantes de monde. On
bavardait gaiement. Les enfants jouaient à un jeu de noisettes sur les
trottoirs. En compagnie de quelques camarades, dans le jardin d’Ezra Malik, j’étudiais
un traité du Talmud.
La nuit arriva. Une vingtaine de personnes étaient réunies
dans la cour de notre maison. Mon père leur contait des anecdotes et exposait
son opinion sur la situation. C’était un bon conteur.
Soudain, la porte de la cour
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