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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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pensait
sans doute que j’avais perdu la raison.
    — Que racontes-tu ? Se préparer au départ ? Quel
départ ? Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Es-tu devenu fou ?
    À moitié endormi encore, il me dévisagea, son regard chargé
de terreur, comme s’il avait attendu de moi que j’éclate de rire pour lui
avouer finalement :
    — Remettez-vous au lit ; dormez. Rêvez. Il n’est
rien arrivé du tout. Ce n’était qu’une farce…
    Ma gorge était desséchée et les mots s’y étranglaient, paralysant
mes lèvres. Je ne pouvais plus rien lui dire.
    Alors il comprit. Il descendit de son lit et, avec des
gestes automatiques, il se mit à se vêtir. Puis il s’approcha du lit où dormait
sa femme, lui toucha le front avec une infinie tendresse ; elle ouvrit les
paupières et il me semble qu’un sourire effleura ses lèvres. Il alla ensuite
vers les lits de ses deux enfants et les réveilla brusquement, les arrachant à
leurs rêves. Je m’enfuis.
    Le temps passait à toute vitesse. Il était déjà quatre
heures du matin. Mon père courait à droite et à gauche, exténué, consolant des
amis, courant au Conseil juif pour voir si entre-temps l’édit n’avait pas été
rapporté ; jusqu’au dernier instant, un germe de confiance subsistait dans
les cœurs.
    Les femmes faisaient cuire des œufs, rôtir de la viande, préparaient
des gâteaux, confectionnaient des sacs à dos, les enfants erraient un peu
partout, la tête basse, ne sachant où se mettre, où trouver une place sans
déranger les grandes personnes. Notre cour était devenue une véritable foire. Objets
de valeur, tapis précieux, candélabres d’argent, livres de prières, bibles et
autres objets du culte, jonchaient le sol poussiéreux, sous un ciel
merveilleusement bleu, pauvres choses qui paraissaient n’avoir jamais appartenu
à personne.
     
    À huit heures du matin, la lassitude, telle du plomb fondu, s’était
coagulée dans les veines, dans les membres, dans le cerveau. J’étais en train
de prier quand soudain il y eut des cris dans la rue. Je me défis rapidement de
mes phylactères et courus à la fenêtre. Des gendarmes hongrois avaient pénétré
dans le ghetto et hurlaient dans la rue voisine :
    — Tous les Juifs dehors ! que ça ne traîne pas !
Des policiers juifs entraient dans les maisons et disaient, la voix brisée :
    — Le moment est venu… Il faut laisser tout cela…
    Les gendarmes hongrois frappaient de la crosse de leurs
fusils, avec des matraques, n’importe qui, sans raison, à droite et à gauche, vieillards
et femmes, enfants et infirmes.
    Les maisons se vidaient les unes après les autres et la rue
se remplissait de gens et de paquets. À dix heures, tous les condamnés étaient
dehors. Les gendarmes faisaient l’appel une fois, deux fois, vingt fois. La
chaleur était intense. La sueur inondait les visages et les corps.
    Des enfants pleuraient pour avoir de l’eau.
    De l’eau ! Il y en avait, toute proche, dans les
maisons, dans les cours, mais il était interdit de quitter les rangs.
    — De l’eau, maman, de l’eau !
    Des policiers juifs du ghetto purent, en cachette, aller
remplir quelques cruches. Mes sœurs et moi, qui avions encore le droit de
bouger, étant destinés au dernier convoi, les aidâmes de notre mieux.
     
    À une heure de l’après-midi enfin, on donna le signal du
départ.
    Ce fut de la joie, oui, de la joie. Ils pensaient sans doute
qu’il n’y avait pas de souffrance plus grande dans l’enfer de Dieu que celle d’être
assis là, sur le pavé, parmi les paquets, au milieu de la rue, sous un soleil
incandescent, que tout valait mieux que cela. Ils se mirent en marche, sans un
regard vers les rues abandonnées, vers les maisons vidées et éteintes, vers les
jardins, vers les pierres tombales… Sur le dos de chacun, un sac. Dans les yeux
de chacun, une souffrance, noyée de larmes. Lentement, pesamment, la procession
s’avançait vers la porte du ghetto.
    Et j’étais là, sur le trottoir, à les regarder passer, incapable
de faire un mouvement. Voilà le grand rabbin, le dos voûté, le visage rasé, le
balluchon sur le dos. Sa seule présence parmi les expulsés suffisait à rendre
cette scène irréelle. Il me semblait voir une page arrachée à quelque livre de
contes, à quelque roman historique sur la captivité de Babylone ou sur l’inquisition
en Espagne.
    Ils passaient devant moi, les uns après les autres, les
maîtres d’étude, les amis, les

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