La nuit
qui n’allaient
plus tarder maintenant.
Je continuais à me consacrer à mes études. Le jour, au
Talmud, et la nuit, à la Kabbale. Mon père s’occupait de son commerce et de la
communauté. Mon grand-père était venu passer la fête du Nouvel An avec nous
afin de pouvoir assister aux offices du célèbre Rabbi de Borsche. Ma mère
commençait à songer qu’il serait grand temps de trouver un garçon convenable
pour Hilda.
Ainsi s’écoula l’année 1943.
Printemps 1944. Nouvelles resplendissantes du front russe. Il
ne subsistait plus aucun doute quant à la défaite de l’Allemagne. C’était
uniquement une question de temps ; de mois ou de semaines, peut-être.
Les arbres étaient en fleurs. C’était une année comme tant d’autres,
avec son printemps, avec ses fiançailles, ses mariages et ses naissances.
Les gens disaient :
— L’Armée Rouge avance à pas de géant… Hitler ne sera
pas capable de nous faire de mal, même s’il le veut…
Oui, nous doutions même de sa volonté de nous exterminer.
Il irait anéantir tout un peuple ? Exterminer une
population dispersée à travers tant de pays ? Tant de millions de gens !
Avec quels moyens ? Et en plein vingtième siècle !
Aussi les gens s’intéressaient-ils à tout – à la stratégie, à
la diplomatie, à la politique, au Sionisme –, mais non à leur propre sort.
Même Moshé-le-Bedeau s’était tu. Il était las de parler. Il
errait dans la synagogue ou dans les rues, les yeux baissés, le dos voûté, évitant
de regarder les gens.
À cette époque, il était encore possible d’acheter des
certificats d’émigration pour la Palestine. J’avais demandé à mon père de tout
vendre, de tout liquider et de partir.
— Je suis trop vieux, mon fils, me répondit-il. Trop
vieux pour commencer une vie nouvelle. Trop vieux pour repartir à zéro dans un
pays lointain…
La radio de Budapest annonça la prise du pouvoir par le
parti fasciste. Horty Miklos fut forcé de demander à un chef du parti Nyilas de
former le nouveau gouvernement.
Ce n’était pas encore assez pour nous inquiéter. Nous avions
certes entendu parler des fascistes, mais cela restait une abstraction. Ce n’était
qu’un changement de ministère.
Le lendemain, une autre nouvelle inquiétante : les
troupes allemandes avaient pénétré, avec l’accord du gouvernement, en
territoire hongrois.
L’inquiétude, çà et là, commençait à s’éveiller. Un de nos
amis, Berkovitz, rentrant de la capitale, nous raconta :
— Les Juifs de Budapest vivent dans une atmosphère de
crainte et de terreur. Des incidents antisémites ont lieu tous les jours, dans
les rues, dans les trains. Les fascistes s’attaquent aux boutiques des Juifs, aux
synagogues. La situation commence à devenir très sérieuse…
Ces nouvelles se répandirent à Sighet comme une traînée de
poudre. Bientôt, on en parlait partout. Mais pas longtemps. L’optimisme
renaissait aussitôt :
— Les Allemands ne viendront pas jusqu’ici. Ils
resteront à Budapest. Pour des raisons stratégiques, politiques…
Trois jours ne s’étaient pas écoulés que les voitures de l’Armée
allemande faisaient leur apparition dans nos rues.
Angoisse. Les soldats allemands – avec leurs casques d’acier
et leur emblème, un crâne de mort.
Pourtant la première impression que nous eûmes des Allemands
fut des plus rassurantes. Les officiers furent installés chez des particuliers,
et même chez des Juifs. Leur attitude envers leurs logeurs était distante, mais
polie. Ils ne demandaient jamais l’impossible, ne faisaient pas de remarques
désobligeantes et, parfois même, souriaient à la maîtresse de maison. Un
officier allemand habitait l’immeuble en face de chez nous. Il avait une
chambre chez les Kahn. On disait que c’était un homme charmant : calme, sympathique
et poli. Trois jours après son emménagement, il avait apporté à madame Kahn une
boîte de chocolats. Les optimistes jubilaient :
— Eh bien ? Qu’avions-nous dit ? Vous ne
vouliez pas le croire. Les voilà, vos Allemands. Qu’en pensez-vous ?
Où est leur fameuse cruauté ?
Les Allemands étaient déjà dans la ville, les fascistes
étaient déjà au pouvoir, le verdict était déjà prononcé et les Juifs de Sighet
souriaient encore.
Les huit jours de Pâques.
Il faisait un temps merveilleux. Ma mère s’affairait dans la
cuisine. Il n’y avait plus de synagogues ouvertes. On se
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