La nuit
bien des corps et des
cadavres, nous réussîmes à rentrer dans le hangar. Nous nous y laissâmes choir.
— Ne crains rien, mon petit. Dors, tu peux dormir. Je
veillerai, moi.
— D’abord toi, père. Dors.
Il refusa. Je m’étendis et m’efforçai de dormir, de somnoler
un peu, mais en vain. Dieu sait ce que j’aurais fait pour pouvoir sommeiller
quelques instants. Mais, tout au fond de moi, je sentais que dormir signifiait
mourir. Et quelque chose en moi se révoltait contre cette mort. Autour de moi
elle s’installait sans bruit, sans violence. Elle saisissait quelque endormi, s’insinuait
en lui et le dévorait peu à peu. À côté de moi quelqu’un essayait de réveiller
son voisin, son frère, peut-être, ou un camarade. En vain. Découragé dans ses
efforts, il s’étendait à son tour, à côté du cadavre, et il s’endormait aussi. Qui
allait le réveiller, lui ? Étendant le bras, je le touchai :
— Réveille-toi. Il ne faut pas dormir ici… Il
entrouvrit les paupières :
— Pas de conseils, dit-il d’une voix éteinte. Je suis
claqué. Fiche-moi la paix. Fous le camp.
Mon père somnolait doucement, lui aussi. Je ne voyais pas
ses yeux. Sa casquette lui recouvrait le visage.
— Réveille-toi, lui murmurai-je à l’oreille.
Il sursauta. Il s’assit et regarda autour de lui, perdu, stupéfait.
Le regard d’un orphelin. Il jeta un regard circulaire sur tout ce qui se
trouvait autour de lui comme s’il avait tout d’un coup décidé de dresser l’inventaire
de son univers, de savoir où il se trouvait, dans quel endroit, comment et
pourquoi. Puis il sourit.
Je me souviendrai toujours de ce sourire. De quel monde
venait-il ?
La neige continuait de tomber en flocons épais sur les
cadavres.
La porte du hangar s’ouvrit. Un vieillard apparut, les
moustaches givrées, les lèvres bleues de froid. C’était Rab Eliahou, le rabbin
d’une petite communauté en Pologne. Un homme très bon, que tout le monde
chérissait au camp, même les kapos et les chefs de blocks. Malgré les épreuves
et les malheurs, son visage continuait à rayonner sa pureté intérieure. C’était
le seul rabbin qu’on n’omettait jamais d’appeler « rabi » à Buna. Il
ressemblait à l’un de ces prophètes de jadis, toujours au milieu du peuple pour
le consoler. Et, fait étrange, ses mots de consolation ne révoltaient personne.
Ils apaisaient réellement.
Il entra dans le hangar et ses yeux, plus brillants que
jamais, semblaient chercher quelqu’un :
— Peut-être avez-vous vu mon fils quelque part ?
Il avait perdu son fils dans la cohue. Il l’avait cherché en
vain parmi les agonisants. Puis il avait gratté la neige pour retrouver son
cadavre. Sans résultat.
Trois années durant, ils avaient tenu bon ensemble. Toujours
l’un près de l’autre, pour les souffrances, pour les coups, pour la ration de
pain et pour la prière. Trois années, de camp en camp, de sélection en
sélection. Et maintenant – alors que la fin paraissait proche – le destin les
séparait. Arrivé près de moi, Rab Eliahou murmura :
— C’est arrivé sur la route. Nous nous sommes perdus de
vue pendant le trajet. J’étais resté un peu en arrière de la colonne. Je n’avais
plus la force de courir. Et mon fils ne s’en était pas aperçu. Je ne sais rien
de plus. Où a-t-il disparu ? Où puis-je le trouver ? Peut-être l’avez-vous
vu quelque part ?
— Non, Rab Eliahou, je ne l’ai pas vu. Il est parti
alors, comme il était venu : comme une ombre balayée par le vent.
Il avait déjà franchi la porte quand je me souvins soudain
que j’avais vu son fils courir à côté de moi. J’avais oublié cela et je ne l’avais
pas dit à Rab Eliahou !
Puis je me rappelai autre chose : son fils l’avait vu
perdre du terrain, boitant, rétrograder à l’arrière de la colonne. Il l’avait
vu. Et il avait continué à courir en tête, laissant se creuser la distance
entre eux.
Une pensée terrible surgit à mon esprit : il avait
voulu se débarrasser de son père ! Il avait senti son père faiblir, il
avait cru que c’était la fin et avait cherché cette séparation pour se
décharger de ce poids, pour se libérer d’un fardeau qui pourrait diminuer ses
propres chances de survie.
J’avais bien fait d’oublier cela. Et j’étais heureux que Rab
Eliahou continue de chercher un fils chéri.
Et, malgré moi, une prière s’est éveillée en mon cœur, vers
ce Dieu auquel
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