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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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paupières et c’était comme si je courais endormi. De temps à autre, quelqu’un
me poussait violemment par-derrière et je me réveillais. L’autre hurlait :
« Cours plus vite. Si tu ne veux pas avancer, laisse passer les autres. »
Mais il me suffisait de fermer les yeux une seconde pour voir défiler tout un
monde, pour rêver toute une vie.
    Route sans fin. Se laisser pousser par la cohue, se laisser
entraîner par le destin aveugle. Quand les S.S. étaient fatigués, on les
changeait. Nous, personne ne nous changeait. Les membres transis de froid, malgré
la course, la gorge sèche, affamés, essoufflés, nous continuions.
    Nous étions les maîtres de la nature, les maîtres du monde. Nous
avions tout oublié, la mort, la fatigue, les besoins naturels. Plus forts que
le froid et la faim, plus forts que les coups de feu et le désir de mourir, condamnés
et vagabonds, simples numéros, nous étions les seuls hommes sur terre.
    Enfin, l’étoile du matin apparut dans le ciel gris. Une
vague clarté commençait à traîner à l’horizon. Nous n’en pouvions plus, nous
étions sans forces, sans illusions.
    Le commandant annonça que nous avions déjà fait soixante-dix
kilomètres depuis le départ. Il y avait longtemps que nous avions dépassé les
limites de la fatigue. Nos jambes se mouvaient mécaniquement, malgré nous, sans
nous.
    Nous traversâmes un village abandonné. Pas âme qui vive. Pas
un aboiement. Des maisons aux fenêtres béantes. Certains se laissèrent glisser
hors des rangs pour tenter de se cacher dans quelque bâtiment désert.
    Une heure de marche encore et l’ordre de repos arriva enfin.
    Comme un seul homme, nous nous laissâmes choir dans la neige.
Mon père me secoua :
    — Pas ici… Lève-toi… Un peu plus loin. Il y a là-bas un
hangar… Viens…
    Je n’avais ni l’envie ni la force de me lever. J’obéis
pourtant. Ce n’était pas un hangar, mais une usine de briques au toit défoncé, aux
vitres brisées, aux murs encrassés de suie. Il n’était pas facile d’y pénétrer.
Des centaines de détenus se pressaient devant la porte.
    Nous réussîmes enfin à entrer. Là aussi, la neige était
épaisse. Je me laissai tomber. C’est seulement à présent que je sentais toute
ma lassitude. La neige me paraissait un tapis bien doux, bien chaud. Je m’assoupis.
    Je ne sais combien de temps j’ai dormi. Quelques instants ou
une heure. Quand je me réveillai, une main frigorifiée me tapotait les joues. Je
m’efforçai d’ouvrir les paupières : c’était mon père.
    Qu’il était devenu vieux depuis hier soir ! Son corps
était complètement tordu, recroquevillé sur lui-même. Ses yeux pétrifiés, ses
lèvres fanées, pourries. Tout en lui attestait une lassitude extrême. Sa voix
était humide de larmes et de neige :
    — Ne te laisse pas emporter par le sommeil, Eliezer. Il
est dangereux de s’endormir dans la neige. On s’endort pour de bon. Viens, mon
petit, viens. Lève-toi.
    Me lever ? Comment le pouvais-je ? Comment s’extraire
de ce bon duvet ? J’entendais les mots de mon père, mais leur sens me
semblait vide, comme s’il m’avait demandé de porter tout le hangar à bout de
bras…
    — Viens, mon fils, viens…
    Je me levai, serrant les dents. Me soutenant d’un bras, il
me conduisit dehors. Ce n’était guère facile. Il était aussi malaisé de sortir
que d’entrer. Sous nos pas, des hommes écrasés, foulés au pied, agonisaient. Personne
n’y prenait garde.
    Nous fûmes dehors. Le vent glacé me cinglait la figure. Je
me mordais les lèvres sans trêve pour qu’elles ne gèlent pas. Autour de moi, tout
paraissait danser une danse de mort. À donner le vertige. Je marchais dans un
cimetière. Parmi des corps raidis, des bûches de bois. Pas un cri de détresse, pas
une plainte, rien qu’une agonie en masse, silencieuse. Personne n’implorait l’aide
de personne. On mourait parce qu’il fallait mourir. On ne faisait pas de
difficultés.
    En chaque corps raidi, je me voyais moi-même. Et bientôt je
n’allais même plus les voir, j’allais être l’un des leurs. Une question d’heures.
    — Viens, père, retournons au hangar… Il ne répondit pas.
Il ne regardait pas les morts.
    — Viens, père. C’est mieux là-bas. On pourra s’étendre
un peu. L’un après l’autre. Je te garderai et toi tu me garderas. On ne se
laissera pas s’endormir. On se surveillera l’un l’autre.
    Il accepta. Après avoir piétiné

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