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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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l’Éternel. Avions-nous
jamais pensé à cette conséquence d’une horreur moins visible, moins frappante
que d’autres abominations, – la pire de toutes, pourtant, pour nous qui possédons
la foi : la mort de Dieu dans cette âme d’enfant qui découvre d’un seul
coup le mal absolu ?
    Essayons de concevoir ce qui se passe en lui, tandis que
ses yeux regardent se défaire dans le ciel les anneaux de fumée noire jaillis
du four où sa petite sœur et sa mère vont être précipitées après des milliers d’autres :
« Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de
ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée. Jamais je n’oublierai cette
fumée. Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les
corps se transformer en volutes sous un azur muet. Jamais je n’oublierai ces
flammes qui consumèrent pour toujours ma foi. Jamais je n’oublierai ce silence
nocturne qui m’a privé pour l’éternité du désir de vivre. Jamais je n’oublierai
ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le
visage du désert. Jamais je n’oublierai cela, même si étais condamné à vivre
aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais. »
    Je compris alors ce que j’avais aimé dès l’abord dans le
jeune israélien : ce regard d’un Lazare ressuscité, et pourtant toujours
prisonnier des sombres bords où il erra, trébuchant sur des cadavres déshonorés.
Pour lui, le cri de Nietzche exprimait une réalité presque physique : Dieu
est mort, le Dieu d’amour, de douceur et de consolation, le Dieu d’Abraham, d’Isaac
et de Jacob s’est à jamais dissipé, sous le regard de cet enfant, dans la fumée
de l’holocauste humain exigé par la Race, la plus goulue de toutes les idoles. Et
cette mort, chez combien de Juifs pieux ne s’est-elle pas accomplie ? Le
jour horrible, entre ces jours horribles, où l’enfant assista à la pendaison (oui !)
d’un autre enfant qui avait, nous dit-il, le visage d’un ange malheureux, il
entendit quelqu’un derrière lui gémir : « Où est Dieu ? Où
est-il ? Où donc est Dieu ? et en moi une voix lui répondait : Où
il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence. »
    Le dernier jour de l’année juive, l’enfant assiste à la
cérémonie solennelle de Roch Hachanah. Il entend ces milliers d’esclaves crier
d’une seule voix : « Béni soit le nom de l’Éternel ! ». Naguère
encore, il se fût prosterné, lui aussi, avec quelle adoration, quelle crainte, quel
amour ! Et aujourd’hui, il se redresse, il fait front. La créature
humiliée et offensée au-delà de ce qui est concevable pour l’esprit et pour le
cœur, défie la divinité aveugle et sourde : « Aujourd’hui, je n’implorais
plus. Je n’étais plus capable de gémir. Je me sentais au contraire très fort. J’étais
l’accusateur. Et l’accusé : Dieu. Mes yeux s’étaient ouverts et j’étais
seul, terriblement seul dans le monde, sans Dieu, sans homme. Sans amour ni
pitié. Je n’étais plus rien que cendres, mais je me sentais plus fort que ce
Tout-Puissant auquel on avait lié ma vie si longtemps. Au milieu de cette
assemblée de prières, j’étais comme un observateur étranger. »
    Et moi, qui crois que Dieu est amour, que pouvais-je
répondre à mon jeune interlocuteur dont l’œil bleu gardait le reflet de cette
tristesse d’ange apparue un jour sur le visage de l’enfant pendu ? Que lui
ai-je dit ? Lui ai-je parlé de cet Israélien, ce frère qui lui ressemblait
peut-être, ce crucifié dont la croix a vaincu le monde ? Lui ai-je affirmé
que ce qui fut pour lui pierre d’achoppement est devenu pierre d’angle pour moi
et que la conformité entre la croix et la souffrance des hommes demeure à mes
yeux la clef de ce mystère insondable où sa foi d’enfant s’est perdue ? Sion
a resurgi pourtant des crématoires et des charniers. La nation juive est
ressuscitée d’entre ces millions de morts. C’est par eux qu’elle est de nouveau
vivante. Nous ne connaissons pas le prix d’une seule goutte de sang, d’une
seule larme. Tout est grâce. Si l’Éternel est l’Éternel, le dernier mot pour
chacun de nous lui appartient. Voilà ce que j’aurais dû dire à l’enfant juif. Mais
je n’ai pu que l’embrasser en pleurant.
     
    François Mauriac

Chapitre   I
     
     
    On l’appelait Moshé-le-Bedeau, comme si de sa vie il n’avait
eu un nom de

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