La nuit
l’adolescent
que j’étais, en pleine puberté bien que profondément pieux, ne pouvait résister
à l’imaginaire érotique enrichi par la proximité physique entre hommes et femmes.
Autre exemple, mineur celui-là : il s’agit d’un
raccourci. En évoquant la prière collective improvisée, le soir de Rosh Hashana,
je raconte que je suis allé retrouver mon père pour lui embrasser la main, ainsi
que je le faisais à la maison ; j’ai oublié de noter que nous étions
perdus dans la foule. C’est Marion qui, toujours soucieuse de précision, a
relevé ce détail aussi.
Cela dit, en relisant ce témoignage, de si loin, je m’aperçois
que j’ai bien fait de ne pas attendre trop longtemps. Avec les années, je me
surprenais – à tort – à douter de certains épisodes. J’y raconte ma première
nuit là-bas. La découverte de la réalité à l’intérieur des barbelés. Les
avertissements d’un ancien détenu nous conseillant de mentir sur notre âge :
mon père devait se faire plus jeune et moi plus vieux. La sélection. La marche
vers les cheminées incrustées dans un ciel indifférent. Les nourrissons qu’on
jetait dans le fossé en flammes… Je n’ai pas précisé s’ils étaient vivants, pourtant
je le croyais. Puis je me disais : non, ils étaient morts, autrement, j’aurais
perdu la raison. Et pourtant, des camarades du camp les ont vus avec moi, comme
moi : ils étaient vivants lorsqu’on les jetait dans les flammes. Des
historiens comme Telford Taylor l’ont confirmé. Et je ne suis pas devenu fou. Cette
vision cauchemardesque apparaîtra dans la nouvelle édition.
Avant de conclure cette introduction, il me semble important
de souligner ma conviction que, pareil aux êtres, chaque livre a son propre
destin. Certains appellent le chagrin, d’autres la joie. Il arrive même qu’un
ouvrage connaisse les deux.
Plus haut j’ai décrit les difficultés que La Nuit avait
rencontrées ici lors de sa parution, il y a quarante-cinq ans. Malgré une
critique favorable, le livre se vendait mal. Le sujet, jugé morbide, n’intéressait
personne. Si un rabbin le mentionnait dans ses sermons, il se trouvait toujours
quelqu’un pour se plaindre : « À quoi bon accabler les enfants avec
la tristesse du passé ? » Depuis, les choses ont changé. Mon petit
volume remporte un accueil auquel je ne m’attendais pas. Aujourd’hui, ce sont
surtout les jeunes qui le lisent en classe et à l’Université. Et ils sont
nombreux.
Comment expliquer ce phénomène ? Tout d’abord, il faut
l’attribuer au changement survenu dans la mentalité du grand public. Si, dans
les années cinquante et soixante, les adultes nés avant ou pendant la guerre
manifestaient à l’égard de ce que l’on nomme si pauvrement l’Holocauste une
sorte d’indifférence inconsciente et indulgente, cela n’est plus vrai maintenant.
En ce temps-là, peu d’éditeurs eurent le courage de publier
des livres sur ce sujet. De nos jours, tous en publient régulièrement, et
certains tous les mois. Cela vaut aussi pour le monde académique. À l’époque, peu
d’écoles secondaires ou supérieures faisaient cours sur ce sujet. Aujourd’hui, les
programmes scolaires l’incluent partout. Et ces cours sont parmi les plus
populaires.
Désormais, le thème d’Auschwitz fait partie de la culture
générale. Films, pièces de théâtre, romans, conférences internationales, expositions,
cérémonies annuelles avec la participation des plus hautes personnalités du
pays : le sujet est devenu incontournable. L’exemple le plus frappant est
celui du Musée de l’Holocauste à Washington : plus de vingt-deux millions
de personnes l’ont visité depuis son inauguration en 1993.
Conscient que la génération des survivants s’amoindrissait
de jour en jour, l’étudiant ou le lecteur contemporain se découvre fasciné par
leur mémoire.
Car à un degré supérieur et ultime, il s’agit de la mémoire,
de ses origines et de son ampleur ainsi que de son aboutissement. Je le répète :
son débordement risque d’être aussi nuisible que son appauvrissement. Entre les
deux, il nous incombe de choisir la mesure tout en espérant qu’elle sera proche
de la vérité.
Pour le survivant qui se veut témoin, le problème reste
simple : son devoir est de déposer pour les morts autant que pour les
vivants, et surtout pour les générations futures. Nous n’avons pas le droit de
les priver d’un passé qui
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