La Papesse Jeanne
peuple cruel. Mon
enfant. Elle enroula une boucle blonde autour de son index et sourit. Celle-là,
au moins, est à moi.
Réconfortée par
la sollicitude de sa mère, Jeanne se détendit. Par mimétisme, elle se mit à son
tour à jouer avec la tresse maternelle, et la défit peu à peu, jusqu’à libérer
tout à fait sa chevelure. Jeanne s’émerveilla au spectacle de ses longues
boucles tombant en cascade sur le drap sombre, telle une rivière d’or. Jamais
elle n’avait vu sa mère ainsi décoiffée. Sur ordre de son époux, Gudrun nattait
ses cheveux, puis les cachait sous un bonnet de lin rude. La chevelure d’une
femme, disait le chanoine, était le filet dans lequel Satan capturait l’âme des
hommes. Et celle de Gudrun était extraordinairement belle, longue, douce et
dorée, sans une ombre de gris, bien qu’elle fût maintenant une vieille femme de
trente-six hivers.
— Pourquoi
Matthieu et Jean sont-ils partis ? demanda la fillette à brûle-pourpoint.
Sa mère le lui
avait expliqué plusieurs fois, mais elle voulait l’entendre encore.
— Tu le
sais. Ton père a choisi de les emmener dans son voyage missionnaire.
— Pourquoi
pas moi ?
Gudrun soupira.
Cette enfant posait tant de questions !
— Matthieu
et Jean sont des garçons. Un jour, ils seront prêtres, comme ton père. Toi, tu
es une fille. Par conséquent, ces choses-là ne te concernent pas.
Voyant que Jeanne
n’était pas satisfaite, elle ajouta :
— De toute
façon, tu es beaucoup trop jeune.
— J’ai eu
quatre ans au dernier mois de Wintarmanoth ! s’exclama Jeanne, indignée.
Une lueur amusée éclaira
le regard de sa mère.
— Oui, j’oubliais,
tu es une grande fille, n’est-ce pas ? Quatre ans ! Presque une
adulte, en somme !
Jeanne laissa sa
mère lui caresser les cheveux en silence. Puis elle demanda :
— C’est
quoi, les païens ?
Son père et ses
frères avaient maintes fois parlé de ces païens avant leur départ. Jeanne ne
comprenait pas exactement ce que ce terme désignait, mais elle avait fort bien
compris qu’il faisait référence à une réalité extrêmement néfaste.
Gudrun se raidit.
Ce mot avait un pouvoir maléfique. Il était sur les lèvres de tous les
envahisseurs qui avaient pillé sa maison, massacré sa famille et ses amis
– les odieux soudards de l’empereur franc, Carolus, que depuis sa mort on
appelait Magnus : le Grand. Carolus Magnus — Charlemagne. Ses sujets
l’auraient-ils surnommé ainsi, se demanda Gudrun, s’ils avaient vu ses armées
arracher des nourrissons saxons aux bras de leurs mères avant de fracasser
leurs petites têtes contre des pierres rougies de sang ? Gudrun laissa
tomber les cheveux de sa fille et bascula sur le dos.
— C’est une
question qu’il vaudrait mieux poser à ton père, murmura-t-elle.
Jeanne ne
comprenait pas ce qu’elle avait dit de mal, mais la dureté de la voix de sa
mère ne lui échappa pas. Elle sentit qu’elle serait bientôt renvoyée dans son
lit si elle ne trouvait pas un moyen de réparer sa bévue.
— Parlez-moi
des Anciens, s’empressa-t-elle de dire.
— Je ne peux
pas. Ton père réprouve ces légendes.
Jeanne sut ce qu’elle
avait à faire. Ayant solennellement placé les deux mains sur son cœur, elle
prêta serment comme sa mère le lui avait enseigné, en lui promettant un secret
éternel au nom de Thor, puissant dieu du Tonnerre.
Gudrun éclata de
rire et attira sa fille contre son cœur.
— Tu as
gagné, ma petite caille. Tu sais si bien demander que je vais te raconter l’histoire
des Anciens.
D’une voix
redevenue chaude, douce et mélodieuse, elle commença à parler de Wotan, de
Thor, de Freya et de tous les dieux qui avaient peuplé son imagination d’enfant
saxonne, avant que les armées de Charlemagne n’apportent la parole du Christ
dans un bain de sang et de flammes. Elle scanda la légende d’Asgard, le
formidable royaume des dieux, pays de palais d’or et d’argent que l’on ne
pouvait rallier qu’en traversant Bifrost, le pont de l’arc-en-ciel. Ce pont
était surveillé par Heimdall le Gardien, qui ne connaissait pas le sommeil, et
dont l’ouïe était si fine qu’il entendait l’herbe pousser. Entre les murs du
Walhalla, le plus beau de tous les palais, vivait Wotan, le père des dieux, et
sur ses épaules étaient perchées deux corneilles : Hugin, la Pensée, et
Munin, la Mémoire. Assis sur son trône tandis que les autres
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