La passagère du France
sur l’océan. Seule la corne de brume faisait entendre son cri poignant dans le silence et le vent. Le calme cérémonieux de ce départ aurait pu durer jusqu’à ce que le navire disparaisse, mais un jeune homme enthousiaste ne put se refréner davantage. Du bateau il se mit à crier en agitant son mouchoir en signe d’adieu vers ceux du Havre restés à quai qui, comme s’ils n’attendaient que cela, se mirent à crier et à agiter à nouveau les bras. Mais leurs voix se perdirent.
La terre s’éloignait. Écrasée contre la balustrade par la foule venue se coller derrière elle, Sophie réussit à se dégager. Bien que l’on soit en février, le soleil tapait fort et, dans la foule, Sophie eut soudain si chaud qu’elle ôta son manteau découvrant ses épaules nues et une robe bleue mi-longue aux motifs dernier cri : de gros pois rouges cerclés de blanc. Elle avait tenu à la porter à cause de ces couleurs si modernes, si France. Les passagers avaient maintenant regagné l’intérieur du navire. Il faisait si beau, la lumière était si douce qu’elle se sentit soudain d’une incroyable légèreté. Et elle était là, accoudée au bastingage, souriante, regard tourné vers cet horizon clair qui s’annonçait immense. Ce fut le froid du vent qui lui fit remettre son manteau et quitter les lieux au bout d’un temps qu’elle ne mesura pas. Elle décida de retourner à sa cabine. Il lui tardait maintenant de s’installer à son tour, de voir son lit, la salle de bains, l’endroit où elle allait pouvoir ranger ses vêtements choisis avec tant de soin. Elle se mit à frétiller et n’eut plus qu’une idée en tête : ouvrir ses bagages. Sophie était ainsi, changeante.
Seulement, à tant tourner et virer, à partir au hasard, elle se retrouva sur un palier sans repères. Elle était perdue. Était-elle à l’avant du navire, au milieu, en bas ? À dire vrai, ça ne lui déplut pas d’être cette inconnue qui navigue en toute liberté sans besoin de personne. Demander son chemin, c’était revenir aux choses ordinaires de la vie courante, être comme n’importe qui sur terre cherchant une adresse. C’était faire comme Béatrice avec son histoire de première classe ! Or, Sophie voulait l’aventure. Une occasion pareille dans toute une vie, se disait-elle, il n’y en a qu’une seule. Ce voyage devait être le plus dépaysant qui soit et cette situation l’était. Il fallait changer d’attitude, ne pas se laisser emporter par ses réflexes habituels. Elle vérifia la tenue du foulard autour de ses cheveux, remit les lunettes noires qu’elle avait ôtées pour profiter davantage du départ et, prenant soin de se tenir bien droite, elle repensa en souriant à ce que lui avait dit l’Académicien : « Sur un navire, les hommes ne sont pas toujours ce qu’ils sont à terre. »
Finalement ce vieux ronchon n’a peut-être pas tort, se dit-elle.
Et, tout en continuant à chercher sa cabine au hasard, elle se mit à imaginer le rôle qu’elle comptait se donner durant ces quelques jours. Elle serait une autre durant ce voyage, elle se voyait comme l’actrice dans le film de Fellini. Élégante, raffinée. Elle aurait tout le temps de se consacrer à sa propre personne. Mis à part quelques notes à prendre pour son article, elle serait disponible. Insouciante aussi, puisqu’on s’occuperait d’elle en permanence, privilège qui l’aiderait beaucoup pour le personnage détaché qu’elle souhaitait incarner. Oubliés, le ménage et les courses. Elle en soupira d’aise. Ne trouvant toujours pas sa cabine, elle décida de s’asseoir. Hélas, elle eut beau tourner la tête dans tous les sens, aucun siège en vue. Seulement une porte qui semblait différente de celles des coursives ou des cabines qu’elle avait déjà bien en tête. Ça doit être un salon, pensa-t-elle. Allait-elle entrer pour trouver un fauteuil où souffler un peu ? Elle eut une courte hésitation. Les gens passaient sur le palier par petits groupes, avec des grooms, puis disparaissaient, happés par les coursives. Personne ne faisait attention à elle.
Elle ouvrit la porte avec le même plaisir mêlé de peur que celui qu’elle éprouvait, enfant, quand elle faisait quelque chose qu’il ne fallait pas. La pièce apparut, plongée dans le noir. Impossible de voir quoi que ce soit. Méfiante, car elle était tout à la fois d’un naturel téméraire et prudent, Sophie resta sur le pas de la porte, la main
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