La passagère du France
de vison. Distribuant avec discrétion des sourires de star, elle ôtait avec une élégance étudiée une petite toque de fourrure claire délicatement posée sur le haut de son chignon banane. Instinctivement, la voyant si gracieuse, Sophie se redressa. Très sensible au style sophistiqué de l’actrice, galvanisée par le luxe des lieux, elle ne voulait pas être en reste question tenue. Sophie avait bien compris que ce voyage serait l’endroit idéal pour tester ses propres talents. Elle avait préparé ses bagages avec un soin minutieux. Son modèle en la matière était l’actrice brune au port altier qu’elle avait vue dans La Dolce Vita deux ans auparavant, et qui représentait pour elle la féminité absolue. Du film de Federico Fellini qui avait fait un immense scandale à cause des personnages dépravés qu’il mettait en scène, Sophie n’avait retenu que ces moments de grâce italienne où la fine silhouette d’Anouk Aimée croisait celle de Marcello Mastroianni dans les rues de
Rome. Twin-sets, cachemires souples, robes noires ajustées, escarpins, foulards à nouer autour du visage, lunettes fumées et chemisiers blancs, robe de dîner mi-longue aux épaules nues, Sophie n’avait rien oublié de la garde-robe raffinée de l’actrice. Elle avait fait toutes les boutiques et couru tous les magasins, choisissant minutieusement le moindre accessoire nécessaire à sa panoplie de belle indifférente. Car elle avait cru comprendre que ce chic désenchanté faisait la marque des stars et gagnait la jeunesse dorée de l’époque. Négligeant les aspects sombres et désespérés de La Dolce Vita, Sophie se voulait une jeune femme à la mode, raffinée et distante. Tâche qui lui demandait de gros efforts, car elle était l’inverse : naturelle, enthousiaste et spontanée.
— Écoute, répondit-elle à Béatrice en prenant soin d’afficher un air blasé, je reste où je suis.
Béatrice haussa les épaules et se dirigea du côté droit du grand hall, espérant attirer l’attention de l’état-major. Elle pensait qu’ainsi, mêlée au groupe des célébrités, elle entrerait sur le navire dans les meilleures conditions et bénéficierait d’une cabine de premier ordre. Sophie la regardait faire en se disant que, décidément, Béatrice commençait mal. Déjà elle voulait plus que ce qu’elle avait, comme à son habitude. En vain. Sa tentative de se faire remarquer en s’avançant dans le sillage de Michèle Morgan échoua. L’état-major au grand complet, infantilisé par le mythe de l’actrice aux yeux bleus, l’ignora complètement. Quelle importance, la cabine ! se disait Sophie. Dans un navire pareil toutes doivent être largement à la hauteur. Sur le plus beau bateau du monde elles allaient découvrir New York en compagnie de la société la plus élégante qui soit, il y avait de quoi contenter les plus avides. Mais, parmi les privilégiés, Béatrice voulait être tout au sommet, et ne serait jamais satisfaite tant qu’il y aurait ne serait-ce qu’une seule personne plus haut qu’elle sur la pyramide des faveurs.
Sophie aussi adorait les faveurs, mais pas au prix de l’acharnement de Béatrice. Ainsi, alors que cette dernière avait manoeuvré et usé de toutes ses relations pour se faire inviter, Sophie avait cru à une erreur lorsque son journal l’avait désignée pour participer à la traversée. Dans sa rédaction, les grands reporters aguerris aux bons plans se jetaient systématiquement sur les bonnes occasions, et le voyage du France était la plus belle à se présenter depuis bien longtemps. Cinq jours en mer sur un paquebot de luxe à déjeuner, dîner ou prendre le thé, tous les journalistes du monde voulaient en être. Seulement le journal ne disposait que d’un seul billet, et la guerre entre les reporters avait fait rage. Ne sachant lequel favoriser de ses grands lieutenants, coupant court à la polémique qui commençait à tourner au vinaigre, le rédacteur en chef avait subitement désigné Sophie au prétexte que sa plume féminine donnerait un ton différent au reportage.
— L’important c’est d’en être, avait expliqué Béatrice à Sophie. Après, tout le monde oublie le pourquoi du comment. On sait simplement que tu as fait partie des reporters envoyés pour le premier voyage du France ; et c’est bon pour ta notoriété.
Sophie savait que Béatrice n’avait pas tort mais elle pensait que tant d’embrouilles ne valaient pas la peine
Weitere Kostenlose Bücher