La passagère du France
droite encore crispée sur la poignée. Avançant le buste vers l’intérieur, elle chercha à tâtons l’interrupteur qui, en toute logique, devait se trouver sur le mur de gauche. Après l’avoir trouvé, elle appuya précautionneusement. Mais rien ne se passa. Sophie crut ne pas avoir suffisamment insisté et elle s’apprêtait à recommencer quand le plafond tout entier s’illumina en douceur, d’une lumière qui tenait plus du divin que de la réalité. De larges néons cachés sous une grande plaque de verre sablé avaient pris le temps de chauffer et ils donnaient un effet de coton, d’atmosphère poudrée. Sophie balaya la pièce du regard. C’était un salon aux dimensions intimes, circulaire. De géométriques fauteuils tendaient des bras aux lignes strictes. Dans la semi-pénombre, des panneaux de laque rouge profond brillaient. On devinait leurs transparences. Un jaune flamboyant semblait s’en échapper et de noires formes abstraites imprimaient par endroits leurs sombres inquiétudes. Impressionnée par le calme étrange et le luxe irréel de l’endroit, Sophie resta un moment sur le pas de la porte. Mais il fallait faire vite et il n’y avait pas trente-six solutions. C’était soit partir comme une voleuse, soit aller s’asseoir dans l’un de ces fauteuils dont la matière souple luisait sous la faible lumière. Sophie avait les jambes brisées et ses pieds souffraient dans ses escarpins de chevreau noir. Elle entra. La porte se referma doucement derrière elle. Vaguement inquiète, elle s’avança vers le premier fauteuil. Le moelleux de son assise la surprit, il contrastait avec ses formes rigides. Elle s’y enfonça doucement. Ses pieds meurtris se posèrent avec bonheur sur un tapis vieil or à relief de hautes laines. Elle était seule. Le silence total. Juste un bourdonnement lointain. C’était incroyable de penser que trois mille personnes s’agitaient en ce moment même sur le navire. Les passagers, le personnel, l’équipage, ils grouillaient tous de haut en bas autour de Sophie. Mais elle ne les entendait pas, le salon semblait un monde à part qui l’isolait du reste du navire.
— Ça alors, se dit-elle, on dirait que je suis seule au monde. Et quel monde ! Quel luxe !
Elle voguait sur l’océan, mais tout ce qu’elle voyait autour, l’assise des fauteuils, le confort chaleureux du salon, lui renvoyait l’image d’une habitation moderne et cossue, bien posée sur la terre ferme. Elle se concentra et crut deviner un léger signe de flottement. L’océan était là. Invisible.
Les vents qu’elle avait sentis souffler sur cet océan tout à l’heure, les eaux au moment du départ, passeraient les coteaux de la terre de France. Ils iraient bientôt courber les longs peupliers de sa terre de Bigorre, ils balaieraient les feuilles des platanes dans la grande plaine et, au bout de leur course, ils siffleraient à la cime des grands pins d’Argelouse, au nord des Landes, là où la terre se meurt. La pierre, la propriété, les hectares de maïs et de vigne, les draps soigneusement plies dans les hautes armoires, la vaisselle des jours de fête et les couverts d’argent aux bords usés d’avoir tant servi, Sophie avait été élevée sur la terre ferme au contact de réalités tangibles qu’il fallait préserver. On lui avait appris à se méfier des choses incertaines. « Ces vents venus de loin donnent de mauvaises idées », disait sa grand-mère. Quant à l’océan aux limites inachevées et aux profondeurs insondables, ce n’était pas un territoire sur lequel les siens auraient eu l’idée de s’aventurer. Il était donc resté pour Sophie un monde flou, aux confins de l’imaginaire. Elle l’avait extirpé des romans qu’elle avait lus et des films qui l’avaient fait rêver. Tourmentée et insaisissable, même la côte basque où ses cousins vivaient semblait sortie des livres. L’océan de Sophie était multiple et toujours intense, elle n’était pas attirée par les histoires de lagons idylliques et n’accrochait pas à ces paradisiaques couchers de soleil que les agences de voyage, vantaient sur les publicités de faux tropiques. Dans ces années 1960, les démocraties européennes s’apprêtaient à basculer dans une société qu’on appellerait plus tard « de consommation ». Le boom économique produisait ses premiers miracles. Le tourisme était en plein essor. Pourtant, cet avenir que tout le monde appelait de ses voeux ne
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