La Volte Des Vertugadins
regarder au miroir, tant je me
fais peur à moi-même ! Avez-vous jamais vu quelque chose de plus dégoûtant
que ce teint ? Il n’y a pas remède ! J’y mettrais un pouce de rouge,
cela ne servirait point ! Pour ne pas parler de mon œil dont le blanc est
jaunâtre et l’iris, bleu sale. Non, non, mon filleul, ne m’envisagez pas !
je vous ferais horreur ! Hélas ! La chose est claire ! Je suis
un monstre devenue ! Et il n’est plus que de m’exhiber dans les foires
pour effrayer les badauds !…
La Duchesse accompagnait ses paroles extravagantes de mille
gesticulations. Elle marchait qui-cy qui-là dans la grand’salle. Elle se
tordait les mains, se voilait la face, et dès que je m’avançais vers elle, elle
me tournait le dos. Cette folie durait interminablement et il y fallait je ne
sais combien de protestations, de jurements, de compliments, de mignonneries,
pour en venir à bout. À tout prendre, je préférais ses querelles, encore que je
ne sois pas près d’oublier celle qui me chut sur les épaules au tournant de ma
douzième année.
*
* *
Je venais d’accéder à la virilité et dès que j’en eus
reconnu les signes indubitables, fidèle aux leçons que j’avais là-dessus reçues
de lui, je courus en avertir mon père, lequel, toutes affaires cessantes, vint
en constater les effets dans mon lit.
— Eh bien ! me dit-il en me prenant aux épaules,
d’un air tout ensemble fier et attendri, vous voilà homme, mon fils. J’en suis
content, mais je doute que vous le soyez de prime à ouïr ce qui suit. Car il va
me falloir agir sans tarder et couper sur l’instant, car la chose presse, un
nœud qui vous est cher. Mon fils, j’en suis bien marri pour vous, mais
Frédérique, dorénavant, ira coucher dans la chambre de Greta.
— Quoi ! Monsieur mon père ! m’écriai-je, me
sentant veuf et désolé à cette affreuse nouvelle, le faut-il ? Vais-je
perdre ma sœur tant chérie ?
— Babillebabou ! Frédérique n’est votre sœur que
parce que vous avez partagé le même lait. Ce n’est pas un lien de sang. Dieu
merci ! Sans cela, aurais-je cligné doucement les yeux sur vos petits jeux
avec elle (je rougis à ces mots), lesquels, à mon sens, n’étaient que le
babillage d’un enfantelet qui s’exerce à parler, mais testebleu, mon
fils ! vous parlez maintenant ! La chose n’est plus sans conséquence.
Voudriez-vous l’engrosser ? Outre qu’il serait disconvenable pour un
gentilhomme d’avoir à douze ans un bâtard, laissez-moi vous parler en
médecin : la pauvrette est bien trop jeune pour supporter d’être mère. Ses
os n’ont pas fini de grandir. Elle est fort gracile. Ses tétins ne sont encore
que promesses. À la vérité, je craindrais pour sa vie, si la chose arrivait…
L’argument était sans réplique. Je me résignai. Mais, dans
les jours qui suivirent, je me sentis devenir maussade et marmiteux, et quasi
sur le bord, moi aussi, de la mélancolie, perdant appétit à table, quelque peu
aussi à l’étude, et d’autant que, privé la nuit de Frédérique, j’observais que
le jour, je ne la voyais jamais seule, pour la raison que Greta ou Mariette, ou
quelqu’une de nos chambrières, se trouvait à jamais en tiers entre nous. Et d’ailleurs,
elle était changée, on lui avait fait la leçon : elle fuyait mes caresses.
On aurait dit que la nature, en faisant de moi un homme, m’eut enlevé plus
qu’elle ne m’avait donné.
Je passai un mois sur ce pied-là, n’ayant goût à rien, et ne
voyant rien de riant dans l’avenir de ma vie, quand une après-midi, alors que
je tâchais de divertir mon chagrin en lisant les Vies des douze Césars de Suétone, entra dans la chambrette où j’étais ainsi occupé une jolie mignote
brune d’une vingtaine d’années qui se trouvait de moi tout à fait déconnue.
— Bonjour, Monsieur, me dit-elle, et comment vous en va
par ce beau soleil ?
— Bien. Et mieux si je savais qui tu es.
— On me nomme Toinon. Je suis céans une nouvelle
soubrette.
— Une soubrette ? Or çà ! Donnons-nous dans
le bel air ? Quel est ici ton rôle ?
— Je refais les lits, je range et j’approprie.
— Celles qu’on emploie céans à cet usage, nous les
nommons des chambrières.
— Mais moi, je suis soubrette, dit Toinon en relevant
le bec. C’est ainsi qu’on m’appelait chez Monsieur de Bassompierre, lequel
vient de me donner à Monsieur votre père.
— Monsieur de
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