L'abandon de la mésange
papa, je le sais.
– Ta fille est peut-être une sorcière,
monsieur Lauzé. Je vais demander à mon Wilson de l’examiner.
– Qu’est-ce qu’il y a de mal à être une
sorcière ?
Les pères se signèrent, la suppliant de
s’éloigner d’eux, puis ils se moquèrent gentiment, lui faisant remarquer
qu’elle avait de trop belles dents et un joli nez sans verrue. Élise se dirigea
vers l’escalier en portant fièrement son sac de paille en bandoulière.
* * *
Le train s’immobilisa en pleine campagne.
Clovis regarda l’heure et fronça les sourcils, puis il rassura Élise en vantant
les mérites des aiguilleurs, qui avaient peut-être fait arrêter leur train pour
laisser passer un convoi de fret. Mais aucun autre train n’arriva et ils
étaient tous là à transpirer comme des bagnards. Clovis, en bon cheminot,
calcula le temps d’arrêt et le retard qu’il entraînerait. Il allait partir à la
recherche du contrôleur lorsque celui-ci vint annoncer aux passagers qu’il y
avait un problème de freins et qu’on attendait le dépannage. Clovis grimaça.
– C’est grave, papa ?
– Non, pas grave… Long.
Élise refusa de jouer aux cartes et reprit sa
lecture de Bonheur d’occasion , au grand plaisir de son Manitobain de
père, qui disparut derrière le contrôleur. Le temps passa sans qu’Élise s’en
aperçoive, trop absorbée dans sa lecture. Le train eut un soubresaut et Élise,
levant la tête, regarda à l’extérieur. Elle posa aussitôt le livre et rejoignit
un groupe de passagers sortis prendre l’air et se dégourdir les jambes.
Certains se promenaient calmement en attendant que le wagon soit réparé tandis
que d’autres houspillaient le contrôleur.
– Ma femme accouche en ce moment
même ! Pensez-vous que je vais être arrivé avant la première communion du
bébé ?
– Ça ne donne rien de me crier des
bêtises.
– Ça soulage, parce que moi, c’est ma
vieille mère qui se meurt ! Je voudrais quand même lui ouvrir la porte du
paradis !
– Il faut être patient.
Élise, en les écoutant parler, cherchait son
père du regard. Elle vit alors qu’une section du train avait disparu, ce qui
expliquait probablement le soubresaut, puis elle entendit quelqu’un crier que
l’autre moitié du train devrait revenir dans moins de deux heures.
Reconnaissant la voix de son père, elle alla le trouver. Il était là, au bout
du train, le torse nu, le front et les mains noirs de graisse, les cheveux en
bataille, l’air heureux.
– Qu’est-ce que tu fais là, papa ?
– On a réussi à décrocher les wagons.
– C’est vrai que c’est un beau gros
jouet. As-tu vu tes pantalons ? C’est maman qui sera pas contente !
Le père et la fille haussèrent tous deux les
épaules en échangeant un sourire complice. Il lui demanda alors si elle
préférait pique-niquer ou manger à l’intérieur. Elle savait que son père
préférait de beaucoup l’extérieur au wagon-restaurant, aussi se dirigea-t-elle
d’un pas léger vers le seul arbre qui jetait un peu d’ombre dans le paysage et
que les vaches avaient apparemment repéré avant eux. Ils n’y trouvèrent qu’un
seul petit espace sans bouse et ils n’en bougèrent plus. Un employé courut vers
eux en portant un plateau et Clovis lui offrit un pourboire aussi généreux que
son sourire.
Père et fille mangèrent en parlant de la ferme
où allait Élise, qui répétait la même litanie :
– Traire les vaches, ramasser les œufs,
désherber le jardin, cueillir ce qui est mûr…
– À ce temps-ci, ça devrait être les
fraises, quelques laitues, les radis peut-être…
– Puis aider M me Vanderchose
avec les tâches de la maison.
– Vandersmissen. Apprends-le. C’est une
famille belge.
Élise se tut, respira à plein nez la bouse de
vache en se disant : « C’est pas si mal », puis écouta son père
lui raconter l’arrivée des Vandersmissen, qu’il avait accompagnés à leur ferme
après en avoir choisi l’emplacement avec un agronome. Élise appréhendait quand
même le moment où elle ferait leur connaissance, beaucoup à cause de sa
timidité, mais davantage parce qu’elle savait si peu de choses de la Belgique –
seulement le nom de la capitale et du roi – et qu’elle craignait que son
ignorance n’entache la réputation de son père.
Celui-ci lui rappela qu’il avait un très bon
emploi qui le conduisait fréquemment à la campagne, où il aurait
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