L'abandon de la mésange
aimé
vivre ; à proximité de Montréal, certes, mais y vivre tout de même. Il
reparla de ces voyages qu’il faisait régulièrement dans plusieurs pays pour
expliquer le Canada afin d’y attirer des gens.
– Même en travaillant fort pour la patrie
et en recommençant à faire des familles de quinze ou vingt enfants comme nos
grands-mères, on n’y arrivera pas. Le pays est trop grand à peupler.
Puis il parla de Blanche, qui avait toujours
été à ses côtés et qui avait laissé tomber son travail d’infirmière pour
s’occuper d’elle, son aînée.
– Je te dis que tu étais la bienvenue…
Élise leva les yeux au ciel pour lui faire
comprendre qu’il se répétait.
– O. K., je radote. C’est l’âge.
Rappelle-toi que j’ai passé la cinquantaine depuis deux ans…
Il bondit soudain sur ses pieds, le doigt
pointé vers la deuxième partie du train, maintenant visible à l’horizon.
– Notre vipère va se recoller. Reste ici
si tu veux ; moi, je vais aller voir les gars travailler.
Élise se leva, défroissa sa jupe, frotta l’une
après l’autre ses chaussures de suède blanc contre ses mollets pour en enlever
la poussière et se dirigea vers le train. Si les passagers n’étaient pas sortis
pour se rafraîchir, ils étaient maintenant dehors pour assister à l’attelage
des wagons, au grand désespoir du contrôleur, qui ne contrôlait plus rien du
tout. Il allait de gauche à droite, invitant les gens à retourner à leur place
en leur promettant un départ imminent. Personne n’obéit. Élise rejoignit
finalement son père qui, souriant et excité, trépignait d’envie d’être aux
côtés du cheminot qui dirigeait les opérations. Le demi-train était maintenant
arrivé et le mécanicien avait ralenti sa cadence au maximum pour éviter le choc
de l’accrochage aux rares passagers demeurés à l’intérieur.
– Et si on achetait un train électrique
pour Noël ?
– Bonne idée, ma fille. Ça va être moins
salissant !
Clovis lui donna un léger coup de coude et se
concentra sur les manœuvres. Les wagons étaient maintenant à près de six pieds
l’un de l’autre et glissaient effectivement comme des vipères sur les rails.
Les gens soupiraient de soulagement à la pensée qu’ils allaient bientôt
continuer leur trajet.
Un garçon d’une douzaine d’années sortit sur
le marchepied du wagon qui allait être raccordé, une enveloppe à la main. Il
cria à la ronde qu’il rapportait un télégramme pour un certain M. Gratton.
Élise chercha l’homme en question et reconnut celui dont la femme accouchait
qui se frayait un chemin pour prendre l’enveloppe, puis elle vit le jeune se
précipiter à sa rencontre, trébucher et tomber sur la voie, à quelques pieds de
la mâchoire d’attelage. Clovis n’hésita pas une seconde : il s’avança,
agrippa le jeune par un bras et eut tout juste le temps de le lancer dans les
bras de M. Gratton, qui tomba à la renverse. Les mâchoires d’attelage se
refermèrent en silence et tous les voyageurs se figèrent, horrifiés. On s’était
attendu à un claquement métallique, pas à ce son étouffé. Élise, elle, avait
entendu son père faire « hoah ! » et elle vit qu’il s’était
empalé sur les mâchoires. Pendant quelques secondes, seul M. Gratton
parla, prenant tout le monde à témoin du geste héroïque de Clovis.
– Il a sauvé la vie du petit gars !
Vous avez vu ? S’il l’avait pas attrapé, c’est le petit gars qui serait là
sur la voie à vomir du sang.
Puis on entendit des cris. On appelait le
contrôleur, le conducteur, un médecin, les porteurs. Les femmes appelaient les
hommes, qui criaient le nom de leur femme. Elles pour qu’ils aident, eux pour
qu’elles ne regardent pas.
Élise n’entendait que le râle de son père. Les
joues inondées de larmes, elle s’agenouilla à côté de lui, hypnotisée par ses
yeux grands ouverts.
– Qu’est-ce que t’as fait, papa ?
Il eut un air contrit et grimaça, plus de
regret que de douleur.
– Je pense que je viens de me tuer,
Élise, parvint-il à dire péniblement.
Wilson, le fils de M. Philippe,
s’approcha d’eux et regarda les dégâts causés par les mâchoires. Il hocha la
tête, tant d’incrédulité que d’impuissance. Il se pencha ensuite pour parler
doucement à Clovis, qui n’attendait qu’une confirmation de son propre
diagnostic.
– Si seulement vous pouviez vous
évanouir, monsieur Lauzé, avant
Weitere Kostenlose Bücher