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L'abandon de la mésange

L'abandon de la mésange

Titel: L'abandon de la mésange Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arlette Cousture
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que les hommes rouvrent les mâchoires…
    – Je sais… C’est ce qui va m’achever…
    Imitant Élise, le jeune homme lui baisa les
mains.
    – Va-t’en, Élise. Toi, Wilson, reste là,
au cas où…
    – Au cas où quoi, papa… ?
    – Au cas où je mettrais trop de temps à
mourir. Au cas où ma mort serait pas digne.
    Le contrôleur et le conducteur s’étaient
approchés. Il aurait été impossible à une ambulance ou à une voiture de
patrouille de les rejoindre. Le conducteur demanda doucement à Clovis de lui
dire quand il pourrait remonter dans sa locomotive. Élise était sans voix.
Quelqu’un tendit un verre d’eau que Wilson approcha des lèvres du blessé. Ce
dernier tenta de boire, mais il eut un haut-le-cœur et cracha du sang. Élise se
couvrit la bouche d’une main moite et tremblotante. Clovis pria le contrôleur
d’éloigner les gens, ce qui fut fait aussitôt. Élise eut le sentiment que les
voyageurs le faisaient à regret, curieux de connaître le sort de son père.
    – Embrasse ta mère et ta sœur pour moi.
C’est maintenant qu’on se dit adieu.
    Élise avait le sentiment d’avoir été projetée
dans un cauchemar dont on allait la tirer d’un moment à l’autre. Elle ne
pouvait que regarder les lèvres de son père et elle voyait claquer ses dents
rouges de sang. Elle s’approcha de lui, hésita, puis lui mit une main autour du
cou.
    – Ça va, papa. Je vais reculer l’horloge
et on va se réveiller tous les deux. Tu le sais, je suis une sorcière. On va
retourner s’asseoir dans la bouse de vache. Je vais te dire combien j’ai hâte
d’être rendue à la ferme des Vanderchose. Je pense qu’ils sont déjà venus à la
maison avec leur fils pour nous apporter une douzaine de petits pots de lait
caillé, qu’ils appelaient yogourt.
    Clovis acquiesça d’un faible battement des
paupières.
    – Tu as enlevé l’élastique du papier ciré
qui fermait le pot et tu y as trempé ton doigt. Tu as dit que ça te donnait un
avant-goût de la Belgique, et lorsque M. Vanderchose t’a demandé en riant
ce que la Belgique goûtait, tu as répondu : « Le lait
maternel. » M me  Vanderchose a essuyé une larme. Je m’en souviens.
    – Souhaite-moi un bon voyage, Élise.
    – Non.
    Élise en était incapable. Le contrôleur lui
demanda de le suivre, mais elle ne broncha pas, son corps ne pouvant plus
bouger, tant il avait été, lui aussi, mortellement broyé. Elle aurait voulu
demeurer auprès de son père, mais le regard de celui-ci avait commencé à fuir.
Elle ne revit ses iris que deux fois avant qu’ils n’aillent se cacher derrière
les paupières.
    M. Philippe et son fils firent une croix
sur le front et sur la bouche de Clovis, et Élise sentit ses jambes ramollir.
Il lui fallait rapidement sortir de ce cauchemar, sans quoi son père allait
mourir avant de s’éveiller. Il lui fallait trouver une formule magique.
    – Mais qu’est-ce qui vous prend ?
    Élise fit un geste pour effacer la croix. Son père
devait être affolé et se demander s’il avait encore le droit de vivre
maintenant qu’on lui avait fait une croix sur le front. À moins que ce signe
n’ait été le baptême de sa nouvelle vie.
    – Papa, on n’est pas assez grandes,
Micheline puis moi.
    Vivement qu’elle le retienne avant que
l’éternité le happe ! Mais ses jambes… En chuchotant, Wilson lui dit de
l’embrasser avant qu’il ne puisse plus en avoir conscience. Elle obéit et
embrassa son père partout sur son visage, qui avait commencé à changer de couleur.
À chaque baiser, elle murmurait « je t’aime » ou « merci ».
Puis Wilson l’aida à se relever, sa douceur venant à bout de sa résistance.
    – Tu peux m’attendre, mademoiselle. Je
viendrai te rejoindre.
    Elle suivit le contrôleur en lui racontant que
son père se relèverait dès qu’on ouvrirait les mâchoires des wagons, et qu’il
éclaterait de rire en disant qu’il leur avait fait une belle frousse.
    En montant l’escalier, Élise perdit
l’équilibre car les wagons s’entrechoquaient en rafale. Puis, par le reflet de
la fenêtre, elle vit Wilson Philippe étendre son veston sur le sol. Wilson
prêtait-il son veston parce que son père claquait encore des dents ou parce
qu’il était mort ? Était-il une personne ou une chose ? Puis elle
aperçut les pieds de son père qui se chevauchaient, comme si le pied droit
faisait un croc-en-jambe au pied gauche pour le faire trébucher. Il

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