L'affaire Nicolas le Floch
Nicolas, que l'expérience ne vous manque pas. Plus de quarante années, je crois ?
— Quarante-trois, pour être véridique. Il y a de quoi être endurci et relaissé 4 .
— Mais combien d'aventures ! On ne s'ennuie jamais dans nos fonctions.
— Ma foi, cela dépend, dit Chorrey en se grattant sous la perruque. J'ai toujours préféré les opérations de police au criminel, plus distrayantes que les activités civiles de cabinet. Au début de ma carrière, on me délégua aux visites domiciliaires de jour comme de nuit. Je les abandonnai bientôt au bénéfice d'enquêtes et de surveillance sur les usuriers, les escrocs et les prêteurs sur gage avant l'ouverture du mont-de-piété. Un monde de racaille sans entrailles, vous pouvez m'en croire !
— Routine que tout cela ! fit Nicolas. Vous avez sans doute connu des événements plus extraordinaires ?
— Certes, oui. En 1757, le lieutenant général de police, le digne prédécesseur de M. de Sartine...
— Qui vous tient en grande estime.
Chorrey rougit au compliment.
— J'en suis fort aise. Je disais donc qu'en 1757, je me suis cassé le dos à parcourir les pays d'Arras et de Saint-Omer et toute la province d'Artois, pour retrouver et interroger la parentèle de Damiens, l'assassin du roi. En 1760, de grandes affaires de vol dans les spectacles me mobilisèrent sans relâche. Cela m'a conduit jusqu'à un dépôt d'effets volés, à Briare : une montagne de bourses, filets, montres, tabatières et monnaies de toutes sortes. Enfin, l'an dernier, j'ai accompagné à Bouillon une compagnie des grenadiers d'Enghien, en garnison à Sedan, pour visiter les imprimeries et les libraires relativement à des livres prohibés.
— Vraie croix que nous portons, cette recherche perpétuelle d'une aiguille dans une botte de foin ! soupira Nicolas.
La rampe venait de s'allumer, les trois coups interrompirent leur échange. On donnait ce soir-là Athalie de Racine. Cette pièce trop connue lassa vite l'attention de Nicolas et le maintint plus attentif au détail du jeu des acteurs. Il fut séduit par la physionomie de la nouvelle comédienne, mais le métier de son partenaire, Le Kain, le convainquit encore une fois de la suprématie de son art. Sa laideur prodigieuse disparaissait par un artifice de jeu qui adoucissait son expression sévère et repoussante. Il rendait le rôle d'Abner à la perfection. Il semblait cependant qu'une partie du public en voulût à Mlle Raucourt de reprendre un rôle dans lequel s'étaient illustrées Mlle Dumesnil et la Clairon. Les rapports des mouches de la lieutenance de police signalaient depuis des semaines une cabale montante organisée par Mlle Vestris, elle-même du Théâtre-Français. Appartenant à la célèbre dynastie des danseurs, elle était protégée par le duc de Choiseul, toujours exilé à Chanteloup depuis sa disgrâce, et par le duc de Duras. Ces hautes relations fondaient sa suffisance et sa capacité de nuisance.
Soudain, on attendit miauler un chat. Qu'il appartînt à l'établissement ou qu'il ait été subrepticement introduit dans la place, l'effet du cri de cet animal fut prodigieux ; les acteurs s'arrêtèrent interdits, les plus jeunes sujets du chœur s'agitèrent dans un fou rire ondulant qui se transmit aussitôt au public. Le comble fut atteint lorsqu'un jeune homme du parterre lança d'une voix nasillarde et éclatante : « Je parie que c'est le chat de Mlle Vestris . » L'hilarité, comme une vague, enfla dans la salle. Le Kain, avec autorité, reprenait le fil et imposait silence quand un nouvel incident rompit le déroulement de la représentation. Un homme s'était levé à l'orchestre et, s'accrochant à la rampe, bondissait sur la scène. Là, bousculant les acteurs qui voulaient l'écarter, il déclara s'appeler Billard, être monté à Paris pour y présenter une pièce de sa façon intitulée Le Suborneur . Il disait ce texte approuvé par quantité de gens de goût mais rejeté par les histrions de cette comédie. La salle, amusée par ce second intermède, l'écoutait avec une attention qui l'encourageait à ne point renoncer à son entreprise.
Il poursuivit son récit, marquant que, fatigué de se voir repoussé par des refus multipliés, il ne pouvait que décréter une guerre ouverte contre la présente compagnie. Il dénoncerait son mauvais goût, vouerait à mille maux ses membres d'une manière générale et chacun en particulier, et se flatterait de ne
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