L'affaire Nicolas le Floch
I
MORTE EAU
Sa main, de la discorde allumant le flambeau,
Marqua par cent combats son empire nouveau.
Elle arma le courroux...
Voltaire
Jeudi 6 janvier 1774
La voiture le manqua de peu, le bond qu'il fit pour l'éviter le précipita à pieds joints dans une mare de neige fondue empoissée de fange. La nauséabonde giclée l'aspergea jusqu'à la pointe du tricorne, d'où elle se mit à dégouliner. Il jura sourdement. Encore une cape de bonne laine à porter au décrotteur. Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet, conservait de sa jeunesse bretonne l'usage des vêtements pratiques. Désormais, le port de la redingote l'emportait à Paris. Le manteau lourd et chaud qu'il affectionnait ne désignait plus que les soldats de cavalerie ou les commerçants en voyage. M e Vachon, son tailleur attitré et celui de M. de Sartine, désespéré de cette persistante fidélité aux vieux usages, l'avait pourtant convaincu de tolérer quelques fantaisies : une coupe particulière avec le collet et la garniture de boutons pour le bas et le volant plus ample sans doublure. Il espérait sans trop y croire que Nicolas, couru tant à la ville qu'à la Cour, en lancerait la mode.
Il imagina ses escarpins de soirée détrempés et leur fin vernis souillé, ainsi que les mouchetures de ses bas. Le vêtement devrait subir les outrages de la vigueur nettoyante du dégraisseur ; encore heureux si la boue caustique ne laissait pas dans le tissu d'indélébiles stigmates. Elle possédait, aux dires des connaisseurs, des qualités d'attachement sans pareilles. À bien y réfléchir, il serait préférable de s'en remettre aux soins méticuleux et affectionnés de Catherine et de Marion, les deux anges tutélaires de l'hôtel de Noblecourt. Il songea avec mélancolie que Marion, nouée de rhumatismes, ne présidait plus que d'une manière symbolique aux travaux de la maisonnée, chacun s'évertuant à lui faire accroire que son labeur, même dérisoire, demeurait toujours aussi nécessaire à la bonne marche du logis.
Ce petit incident, si fréquent dans les rues de la capitale, avait dissipé un court instant de désagréables réflexions. Il ressassa à nouveau les raisons de son dépit, pour ne pas dire de sa rage. Mieux valait s'y consacrer sur-le-champ que de réserver cet exercice au moment où il rechercherait le sommeil. Quelle fin d'année ! Depuis des jours, une sourde angoisse le submergeait. Il s'y était accoutumé, mais tout paraissait se conjuguer pour lui gâcher le passage, toujours redouté et mal vécu, entre deux années. Le basculement en 1774 était achevé et il se souvint que ce jeudi se célébrait l'Épiphanie, mais ce détail ne fit que renouveler son irritation.
Depuis longtemps la crise couvait avec Mme de Lastérieux, mais la vérité, comme un fruit, ne se récoltait que bien mûre. Une bouffée renaissante de colère lui fit frapper le sol du pied droit et, derechef, il s'éclaboussa. Son nez le piquait et il éternua plusieurs fois tandis qu'un long frisson lui parcourait l'échine. Il ne manquerait plus que d'attraper malemort, à courir ainsi sous la neige fondue ! Il se remémora les événements de la soirée... Tout laissait entendre que cette liaison n'avait que trop duré. Longtemps entraîné par son erre initiale, le vaisseau de cette passion avait écarté dans son sillage toute sorte d'incompatibilités et d'irritations que l'accord des sens avait longtemps occultées. Un commencement sans mélange avait noué dès l'abord une entente qui transfigurait la jeune femme aux yeux de son adorateur.
Il revoyait cette soirée de février 1773. M. Balbastre, organiste de Notre-Dame qu'il connaissait depuis plus de dix ans par M. de Noblecourt, grand amateur de musique, le recevait à souper. Leur première rencontre, mortifiante pour le jeune homme d'alors, fut suivie d'autres plus convenues où l'amour de la musique et une sorte de vénération pour le grand Rameau les rapprochèrent et, ce, malgré le ton sarcastique qu'affectionnait le virtuose. Son salon était plein d'invités qui s'extasiaient autour d'un clavecin de Rucker, orgueil du maître de maison. L'instrument avait été peint sur toutes ses faces, en dedans et au dehors, avec autant de soin qu'il se fût agi du carrosse ou de la tabatière d'un représentant d'une maison souveraine. La naissance de Vénus décorait l'extérieur, et l'intérieur du couvercle figurait l'histoire de Castor et Pollux , sujet du plus
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