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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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appris à piller les nids d'abeilles sauvages pour leur voler le miel, je sais tendre des pièges aux lièvres, je sais mettre des pièges dans l'eau des rivières… Viens, Romachkine, tu ne repenseras plus jamais à tes livres et quand on te demandera ce que c'est qu'un tramway, tu expliqueras aux petits enfants et aux grands vieillards blancs que c'est une longue boîte jaune posée sur roues, qui transporte des hommes, mue par une force mystérieuse montée des entrailles de la terre à travers des fils métalliques. Et s'ils te demandent pourquoi, tu seras bien embarrassé…
    – Je veux bien, dit faiblement Romachkine que ce récit enchantait ainsi qu'un conte.
    Kostia le tira du rêve :
    – Trop tard, vieux. Il n'y a plus pour toi et moi de Saintes Écritures ni d'Apocalypse. Si l'An Mil est devant nous, nous ne pouvons pas le savoir. Nous sommes de l'époque du béton armé.
    – Et ton amour ? demanda Romachkine qui se sentait étrangement bien.
    – Je me suis marié au kolkhoze, répondit Kostia. Elle est…
    Ses deux mains esquissèrent un geste qui devait être d'enthousiasme, mais elles restèrent en suspens pendant une fraction de seconde avant de s'abaisser inertes. Le regard de Kostia s'était posé, tout en parlant, sur la longue main débile de Romachkine, allongée sur une feuille de journal. Le médius semblait indiquer un texte invraisemblable :
    L'affaire des assassins du camarade Toulaév,membre du C.C. – S'étant reconnus coupables… Erchov, Makéev, Roublev… ont été exécutés…
    – Comment est-elle, Kostia ?
    Les prunelles de Kostia se rétrécirent.
    – Te souviens-tu du revolver, Romachkine ?
    – Je m'en souviens.
    – Te souviens-tu que tu cherchais la justice ?
    – Je m'en souviens. Mais j'ai beaucoup réfléchi depuis, Kostia. Je me suis rendu compte de ma faiblesse. J'ai compris qu'il est trop tôt pour la justice. Ce qu'il faut, c'est travailler, croire au parti, avoir pitié. Puisque nous ne pouvons pas être justes, nous devons avoir pitié des hommes…
    Une crainte à laquelle il n'osa pas penser arrêta au bord de ses lèvres la question : « Qu'as-tu fait du revolver ? » Kostia parla méchamment :
    – La pitié m'exaspère, moi. Tiens, prends pitié de ces trois fusillés, Romachkine, si cela te console : ils n'ont plus besoin de rien, eux (Kostia montrait l'entrefilet du journal). Moi, je n'ai que faire de ta pitié et pas envie de m'apitoyer sur toi : tu ne le mérites pas. C'est peut-être toi le coupable de leur crime. C'est peut-être moi l'auteur de ton crime, mais tu n'y comprendras jamais rien. Tu es innocent, ils étaient innocents…
    Avec un effort, il acheva un haussement d'épaules :
    – Je suis innocent… Mais qui est coupable ?
    – Je crois qu'ils étaient coupables, murmura Romachkine, puisqu'on les a condamnés.
    Kostia fit un tel bond dans la chambre que le plancher et les parois en tremblèrent. Son rire dur se cognait aux choses.
    – Romachkine, tu es un as ! Laisse-moi t'expliquer ce que je devine. Ils étaient sûrement coupables, ils l'ont avoué, parce qu'ils comprenaient ce que nous ne comprenons pas, toi et moi. Tu saisis ?
    – Ce doit être vrai, dit gravement Romachkine.
    Kostia marchait nerveusement de la porte à la fenêtre.
    – J'étouffe, dit-il. De l'air ! Qu'est-ce qui manque ici ? Tout. – Eh bien, mon vieux Romachkine, adieu. On vit dans une sorte de délire, n'est-ce pas ?
    – Oui, oui…
    Romachkine allait rester seul, il avait un lamentable visage fripé, des paupières ridées, des poils décolorés autour de la bouche, si peu de force dans les yeux ! Kostia pensa tout haut : « Les coupables, ce sont les millions de Romachkine qu'il y a sur la terre… »
    – Que dis-tu ?
    – Rien, vieux, je divague.
    Il y avait du vide entre eux.
    – Romachkine, il fait trop sombre chez toi. Tiens.
    Kostia sortit de la poche intérieure de sa vareuse un objet rectangulaire enveloppé d'indienne.
    – Prends. C'est ce que j'aimais le plus au monde quand j'étais seul.
    Romachkine eut dans la main une miniature encadrée d'ébène. Dans le cercle noir apparaissait un visage de femme magiquement réel qui n'était qu'équilibre, intelligence, rayonnement, silence. Romachkine dit avec une sorte de frayeur éblouie :
    – Est-ce possible ? Crois-tu vraiment, Kostia, qu'il y a des visages comme celui-ci ?
    Kostia s'emporta :
    – Les visages vivants sont plus beaux… Au revoir, vieux.
    Kostia eut, en dégringolant l'escalier, la

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