L'affaire Toulaév
livres, y prit un livre d'un poète inconnu, car les premières pages y manquaient, mais les autres gardaient leur charme incantatoire. Romachkine lut au hasard.
Divine planète tournoyante
tes Eurasies tes mers chantantes
le simple mépris des bourreaux
et nous voici pensée clémente
presque pareils à des héros
Pourquoi étaient-ils sans ponctuation, ces vers ? Peut-être parce que la pensée qui embrasse et rattache par ses fils immatériels – mais existent-ils ? – les planètes, les mers, les continents, les bourreaux, les victimes et nous est fluide, ne se repose jamais, ne s'arrête qu'en apparence ? Pourquoi justement ce soir l'allusion aux bourreaux, l'allusion aux héros ? D'où me vient ce reproche, à moi qui ne méprise que moi-même ? Et pourquoi, s'il y a des hommes qui ont cette ardeur de vivre et ce mépris des bourreaux, suis-je si différent d'eux ? N'ont-ils pas honte d'eux-mêmes, les poètes, quand ils se voient dans leur solitude et leur nudité ? Romachkine rangea le livre et reprit les journaux des derniers jours. Au bas d'une troisième page, sous la rubrique des informations diverses, le quotidien gouvernemental parlait de la préparation d'une fête de l'athlétisme à laquelle participeraient trois cents parachutistes appartenant aux cercles sportifs des écoles. – … On voit de grandes fleurs claires descendre du ciel, et chacune porte une courageuse tête humaine dont les yeux surveillent intensément l'approche de la terre attirante et menaçante… L'entrefilet suivant, sans titre, en menus caractères, disait :
L'affaire des assassins du camarade Toulaév, membre du Comité central. – S'étant reconnus coupables de trahison, de complot et d'assassinat, M. A. Erchov, A. A. Makéev et K. K. Roublev, condamnés à la peine capitale par la session spéciale du Tribunal suprême siégeant à huis-clos, ont été exécutés.
L'Association générale des joueurs d'échecs, affiliée à la Fédération sportive de l'Union, envisage l'organisation, dans les républiques fédérées, d'une série d'épreuves éliminatoires en vue du prochain tournoi des nationalités.
Les pièces de l'échiquier avaient des visages humains, inconnus mais chargés de regards graves. Elles se mouvaient toutes seules. Quelqu'un les visait de loin, avec attention : tout à coup les pièces sautaient, têtes éclatées, et s'évanouissaient inexplicablement. Trois coups précis firent sauter l'une après l'autre, instantanément, trois têtes sur l'échiquier. Romachkine, engourdi dans son demi-sommeil, eut peur : on frappait distinctement à la porte.
– Qui est là ?
– C'est moi, moi, répondit une voix radieuse.
Romachkine alla ouvrir. Le plancher fut rugueux et froid sous ses pieds nus. Avant de tirer le verrou, il fit une pause d'une seconde pour dominer sa panique. Kostia entrait si violemment qu'il emporta Romachkine dans ses bras, comme un enfant.
– Vieux voisin ! Romachkine ! Demi-penseur, demi-héros du travail enfumé dans ta demi-chambre et ton demi-quart de destin ! Content de te revoir ! Ça va ? Dis-moi donc quelque chose ? Ultimatum : ça va, oui ou non ?
– Ça va, Kostia. C'est bien d'être venu. Je t'aime, tu sais.
– Alors, je te défends de me faire cette gueule à l'envers du citoyen retiré de dessous un autocar… La terre tourne splendidement, que le diable nous emporte ! Tu la vois tourner, dis, notre boule verte peuplée de singes laborieux ?
Recouché, dans la chaleur du lit, Romachkine vit la chambrette s'élargir et la lumière se décupler.
– J'allais m'endormir, Kostia, sur ce galimatias des journaux : des parachutistes, des fusillés, des tournois d'échecs, des planètes… Quelque chose de fou. La vie, quoi. Tu es beau, Kostia, solide. Épatant de te voir… Moi, ça va tout à fait bien. J'ai eu de l'avancement au trust, je fréquente les assemblées du parti, j'ai un ami ; un prolétaire remarquable qui a un cerveau de physicien… Nous parlons de la structure de l'univers.
– La structure de l'univers… répéta Kostia sur un ton chantonnant.
Trop grand pour ce refuge exigu, il tournait sur lui-même.
– Rien de changé en toi, Romachkine. Je parie que les mêmes punaises anémiques se nourrissent de toi la nuit.
– C'est vrai, dit Romachkine, avec un petit rire heureux.
Kostia le repoussa contre le mur pour s'asseoir sur le lit. Il pencha sur Romachkine sa chevelure désordonnée dont les reflets châtains paraissaient roux, ses
Weitere Kostenlose Bücher