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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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1. LES COMÈTES NAISSENT DE LA NUIT
    Kostia méditait depuis plusieurs semaines l'achat d'une paire de chaussures quand une subite fantaisie dont il s'étonna lui-même brouilla tous ses calculs. En se privant de cigarettes, de cinéma et, un jour sur deux, du repas de midi, il économiserait dans les six semaines les cent quarante roubles nécessaires à l'acquisition d'assez bonnes bottines que l'aimable vendeuse d'un magasin d'articles d'occasion promettait de lui réserver « en douce ». Il marchait, en attendant, de bonne humeur sur des semelles de carton renouvelées tous les soirs. Par chance, le temps restait sec. Déjà riche de soixante-dix roubles, Kostia alla voir, pour le plaisir, ses futures chaussures, mi-cachées dans l'obscurité d'un rayon, derrière de vieux samovars en cuivre, un amoncellement d'étuis à jumelles, une théière chinoise, une boîte de coquillages sur laquelle se détachait en bleu céleste le golfe de Naples… Des bottes royales, en cuir souple, tenaient le premier plan du rayon : quatre cents roubles, dites ! Des hommes en paletots fatigués s'en pourléchaient les babines.
    – Soyez tranquille, dit la petite vendeuse à Kostia, vos bottines sont là, ne craignez rien…
    Elle lui souriait, brune aux yeux enfoncés, aux dents mal plantées mais jolies, aux lèvres… Comment exprimer des lèvres ? « Vous avez des lèvres enchantées », pensa Kostia, en la regardant bien en face, sans timidité, mais jamais il n'oserait dire ce qu'il pensait là. Un instant retenu par les yeux enfoncés, qui avaient la couleur intermédiaire entre le vert et le bleu de certains bibelots chinois exposés dans la vitrine du comptoir, le regard de Kostia erra ensuite sur les bijoux, les coupe-papier, les montres, les tabatières, d'autres antiquailles, jusqu'à s'arrêter par hasard sur un petit portrait de femme encadré d'ébène, si petit qu'il tiendrait dans votre main…
    – Combien cela ? demanda Kostia d'une voix surprise.
    – Soixante-dix roubles, c'est cher, vous savez, répondirent les lèvres enchantées.
    Des mains également enchantées, se dégageant d'un brocart rouge et or jeté en travers du comptoir, sortirent la miniature. Kostia la prit, bouleversé de tenir entre ses gros doigts pas propres cette image, cette image vivante, cette image extraordinaire plus encore que vivante, ce minuscule hublot noir encadrant une tête blonde ceinte d'un diadème, un beau visage ovale dont les yeux étaient pleins d'un éveil, d'une douceur, d'une force, d'un mystère sans fond.
    – J'achète, dit sourdement Kostia qui ne s'y attendait pas.
    La vendeuse n'osa rien objecter tant il avait parlé bas, du fond de lui-même. Un coup d'œil furtif à droite, un autre à gauche, la vendeuse murmura :
    – Chut, je fais la fiche : cinquante roubles, ne montrez pas l'article à la caisse.
    Kostia la remercia presque sans la voir. « Cinquante ou soixante-dix, je m'en fiche. Comprends-tu, fillette, que ça n'a pas de prix ? » Un grand feu s'allumait en lui. Tout le long du chemin, il sentit le petit rectangle d'ébène serré dans la poche intérieure de son veston s'incruster doucement contre sa poitrine ; et de là rayonnait une joie grandissante. Il marcha de plus en plus vite, monta en courant un escalier obscur, longea, dans l'appartement collectif, des corridors baignés ce jour-là d'une odeur de naphtaline et de soupe aux choux aigres, entra chez lui, fit ruisseler l'électricité, considéra avec exaltation son lit de sangle, ses vieux journaux illustrés empilés sur la table, la fenêtre éborgnée où des cartons remplaçaient plusieurs carreaux… Gêné devant lui-même de s'entendre murmurer : « Quel bonheur ! » La tête blonde, dans le petit hublot noir appuyé au mur, sur la table, ne regardait que lui maintenant et il ne voyait qu'elle. La chambre se remplissait d'une indéfinissable clarté. Kostia fit quelques pas, sans but, de la fenêtre à la porte, tout à coup à l'étroit. De l'autre côté de la cloison, Romachkine toussa faiblement.
    « Ah, ce Romachkine », pensa Kostia, égayé à l'idée du petit homme bilieux, toujours enfermé dans sa chambre, soigné, propret, un vrai petit-bourgeois, vivant seul entre des géraniums, des livres reliés de papier gris, des portraits de grands hommes : Henrik Ibsen qui a dit que l'homme le plus solitaire est l'homme le plus fort, Metchnikoff qui a reculé les bornes de la vie, par l'hygiène, Charles Darwin qui a démontré que

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