L'affaire Toulaév
pourceaux tiennent seuls le devant de la scène… ».
– Évidemment, évidemment, murmurait Fleischman sans chercher à surmonter son malaise.
Roublev était donc tout à fait sûr d'être fusillé pour se permettre d'écrire ainsi ?
Le ton de l'écrit changeait, mais la même certitude intérieure lui conférait plus de détachement encore. « Nous avons été une réussite humaine exceptionnelle et c'est pourquoi nous succombons. Il a fallu, pour former notre génération, un demi-siècle unique dans l'histoire. De même qu'un grand cerveau créateur est une réussite biologique et sociale unique, due à d'innombrables interférences, la formation de nos quelques milliers de cerveaux s'explique par des interférences uniques. Le capitalisme à son apogée, riche de toutes les puissances de la civilisation industrielle, s'implantait dans un grand pays paysan, de vieille culture, tandis qu'un despotisme sénile s'acheminait d'année en année vers sa fin. Ni les anciennes castes ni les nouvelles classes ne pouvaient être fortes, ni les unes ni les autres ne se sentaient assurées de l'avenir. Nous avons pu grandir dans les luttes en échappant à deux captivités profondes, celle de la vieille “Sainte Russie” et celle de l'Occident bourgeois, en empruntant toutefois à ces deux mondes ce qu'ils avaient de plus vivant : l'esprit d'investigation, l'audace transformatrice, la foi au progrès du XIXe siècle occidental ; le sentiment direct de la vérité et de l'action d'un peuple paysan et son esprit de révolte formé par des siècles de despotisme. Nous n'avons jamais eu le sentiment de la stabilité du monde social ; nous n'avons jamais cru à la richesse ; nous n'avons pas été les mannequins de l'individualisme bourgeois, voués au combat pour l'argent ; nous nous sommes sans cesse interrogés sur le sens de la vie et nous avons travaillé à transformer le monde… »
« Nous avions acquis un degré de lucidité et de désintéressement inquiétant pour les intérêts anciens et nouveaux. Il nous fut impossible de nous adapter à une phase de la réaction ; et comme nous étions au pouvoir, entourés d'une légende véridique, née de l'exploit, nous étions si dangereux qu'il a fallu nous détruire au-delà du physique en entourant nos cadavres d'une légende de trahison… »
« Le poids du monde est sur nous, nous en sommes écrasés. Tous ceux qui ne veulent plus ni l'élan ni l'inquiétude dans la révolution finie nous accablent ; et ils ont derrière eux, ailleurs, tous ceux que la peur de la révolution aveugle et diminue… » Roublev estimait que l'implacable cruauté de notre époque s'explique par son sentiment d'insécurité : peur de l'avenir… « Ce qui va se passer dans l'histoire, demain, ne sera comparable qu'aux grandes catastrophes géologiques qui changent les aspects de la planète… » – « Nous avions, seuls, dans cet univers en cours de transformation violente, le courage d'y voir clair. C'est plus une affaire de courage que d'intelligence. Nous voyions qu'il y fallait, pour le salut de l'homme, une attitude de chirurgiens. Pour le monde extérieur, assoiffé de stabilité au point de fermer obstinément les yeux sur l'horizon de plus en plus sombre, nous étions les intolérables mauvais prophètes des cataclysmes sociaux ; pour les bien installés de notre révolution même, nous représentions l'aventure et le risque. Nul n'a deviné ici et là que la pire aventure, l'aventure sans espoir, est dans la recherche de l'immobilité en un temps où les continents se crevassent et s'en vont à la dérive. Il serait si bon de se dire que la création est finie : Reposons-nous ! Les lendemains sont assurés ! » – « Une immense colère de réprobation et d'incompréhension s'est levée contre nous. Quels conspirateurs exagérés étions-nous donc ? Nous exigions le courage de continuer l'exploit et les gens ne voulaient que plus de sécurité, repos, oubli de l'effort et du sang – à la veille des pluies de sang ! » – « Sur un point, nous avons manqué de clairvoyance et d'audace, nous n'avons pas su discerner quel mal, pour un temps sans remède, rongeait notre propre pays. Nous avons nous-mêmes flétri comme des traîtres et des gens de peu de foi ceux d'entre nous qui nous le révélaient… Parce que nous aimions notre œuvre avec aveuglement, nous aussi… »
Roublev réfutait le fusillé Nicolas Ivanovitch Boukharine qui, au procès de mars 1938, s'exclamait
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