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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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les bêtes de même espèce ne se dévorent pas entre elles, Knut Hamsun parce qu'il a crié la faim et aimé la forêt… Romachkine portait encore de vieux vestons d'avant la guerre qui précéda la révolution qui précéda la guerre civile – du temps où les Romachkine, inoffensifs et craintifs, pullulaient sur la terre. Kostia se retourna avec un léger sourire vers sa demi-cheminée car la cloison qui séparait sa chambre de celle du deuxième sous-chef de bureau Romachkine coupait par le milieu la belle cheminée en marbre d'un salon d'autrefois.
    « Sacré Romachkine, va, tu n'auras jamais que la moitié d'une chambre, la moitié d'une cheminée, la moitié d'une vie humaine – et pas même la moitié d'un regard comme celui-ci… »
    (Celui de la miniature, cette exaltante petite lumière bleue.)
    « Ta moitié d'existence est celle de l'ombre, mon pauvre Romachkine. »
    En deux enjambées, Kostia se trouva dans le corridor, devant la porte du voisin, où il frappa trois petits coups conventionnels. De l'autre bout de l'appartement venait une fade odeur de friture mêlée de voix et de bruits de disputes. Une femme en colère, certainement osseuse, âpre et malheureuse, remuait de la vaisselle en répétant : « Alors il a dit : Bon, citoyenne, j'en avertirai la direction, vous verrez, alors j'y ai dit, eh bien, moi, citoyen ! » D'une porte ouverte, puis instantanément claquée avec force, s'échappa une bouffée de pleurs d'enfant. La sonnerie du téléphone éclata rageusement. Romachkine ouvrit lui-même.
    – Bonjour, Kostia.
    Romachkine disposait, lui aussi, de trois mètres en profondeur sur deux mètres soixante-quinze en largeur. Des fleurs en papier, nettoyées de toute poussière, montaient sur la demi-cheminée. Le rouge pourpre des géraniums bordait la fenêtre. Il y avait un verre de thé froid sur la table proprement couverte de papier blanc.
    – Je ne dérange pas ? Vous lisiez peut-être ?
    Les trente livres étaient en place sur le double rayon ordonné au-dessus du lit.
    – Non, Kostia, je ne lisais pas. Je pensais.
    Seul, le veston boutonné, assis devant le verre de thé, la cloison déteinte sur laquelle se détachaient les quatre portraits de grands hommes, Romachkine pensait… Kostia se demanda : « Que fait-il de ses mains à ces moments-là ? » Romachkine ne s'accoudait jamais ; il parlait généralement les mains posées à plat sur les genoux ; il marchait les mains nouées ; il croisait parfois les bras sur la poitrine, avec un redressement timide des épaules. Ses épaules faisaient songer aux formes humiliées des bêtes de somme.
    – À quoi pensiez-vous, Romachkine ?
    – À l'injustice.
    « Vaste sujet. Tu n'as pas fini de le creuser, mon vieux. Bizarre : il faisait plus froid ici qu'à côté. »
    – Je viens vous emprunter des livres, dit Kostia.
    Romachkine avait les cheveux bien brossés, un visage jaune et vieillot, une bouche serrée, un regard insistant, mais peureux, dont on ne saisissait pas la couleur – et d'ailleurs il semblait n'avoir aucune couleur, il semblait gris, Romachkine. Il considéra ses rayons, réfléchissant une seconde avant d'y prendre un vieux livre broché.
    – Lisez ça, Kostia, ce sont des histoires d'hommes courageux.
    C'était le fascicule n° 9 de la revue Le Bagne, « organe de l'Association des anciens forçats et déportés à vie ». « Merci, au revoir. » Au revoir, mon ami. – Allait-il se remettre à penser, ce pauvre type ?
    Leurs deux tables se faisaient exactement vis-à-vis des deux côtés de la cloison. Kostia s'assit devant la sienne, feuilleta le livre, tenta de lire. De temps à autre, il levait les yeux sur la miniature pour y rencontrer avec une certitude bienfaisante le mystérieux éveil des yeux vert-bleu. Les ciels pâles du printemps, au-dessus des glaces, ont ce rayonnement quand se fondent les fleuves au début du dégel et que revit la terre. Romachkine, dans son désert intime d'à côté, s'était rassis, la tête dans les mains, tout à fait seul, absorbé, croyant penser. Peut-être pensait-il en réalité.
    Romachkine vivait depuis longtemps en tête à tête avec une idée lourde. Faisant fonction de sous-chef au bureau des salaires du trust Moscou-Confection, il ne serait jamais ni titularisé dans cet emploi, n'étant point du parti, ni remplacé – sauf arrestation ou décès – puisque, seul des cent dix-sept employés de la direction centrale remplissant de neuf à six heures quarante

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