L'Américain
l’est, s’agissant du moins de cet événement, ma mère ne reprocha pas à mon père, ce soir-là, de la battre devant les enfants, comme elle l’avait souvent fait, dans le passé. Je suis même sûr que ça ne lui traversa pas l’esprit. À l’époque, nous commencions à nous habituer aux crises de papa.
Chez lui, le muscle passait en premier. Le muscle de la main, pour être précis. La tête suivait. Il ne fallait surtout pas chercher mon père. Il ne répondait plus de rien. Pour une broutille, il aurait pu tuer ma mère sans le faire exprès, d’un coup de poing mal placé. Voilà pourquoi il était de mon devoir d’aîné de l’assassiner avant qu’il ne commette l’irréparable.
Je ne faisais pas encore le poids mais j’attendais mon heure, pour être en mesure d’accomplir mon destin. Au couteau, à la hache ou au maillet, je n’avais pas encore choisi l’instrument. N’importe comment, je savais déjà que mon père souffrirait mille morts et même davantage.
C’est ce que je me disais, cette nuit-là, sur le siège arrière de la 4 CV, en faisant la lippe, pendant que papa moulait maman de coups. Il la frappait en soufflant très fort avec le grognement caractéristique du bûcheron accompagnant la cognée. Il s’appliquait, car il ne prenait rien à la légère, et surtout pas les dérouillées.
Maman pleurait, toute recroquevillée sur elle-même, en se protégeant la tête avec les bras. Elle pleurait sans ostentation, sous la grêle des torgnoles, en attendant que ça passe. Des années plus tard, à la lecture de l’Ecclésiaste, je compris la philosophie de ma mère pour qui il y avait un temps pour tout, pour déchirer, pour recoudre, pour aimer, pour haïr. Car rien jamais ne dure sous le soleil. Ni le bonheur ni le malheur. Je sus alors qu’elle était bien plus forte que lui.
Il va sans dire que nous pleurions aussi, mes sœurs et moi. Mon père qui, d’ordinaire, ne souffrait pas les sanglots des enfants, nous laissait toujours bêler notre soûl quand il battait maman. Je pensais, à l’époque, qu’il était trop occupé à la corriger pour nous demander de nous taire. J’ai fini par considérer, depuis, que c’était sa manière à lui de nous donner raison.
Papa avait éteint la lampe de poche, sans doute pour ne pas en user la pile, pendant qu’il donnait son compte à maman. Je ne voyais rien dans la pénombre, mais je me rappelle qu’à un moment donné, mon père attrapa le nez de ma mère et le tordit, à moins qu’il ne l’ait écrasé, encore qu’en l’espèce, les dégâts eussent été visibles, le lendemain matin, ce qui ne fut pas le cas.
« Sale bête ! cria-t-elle encore, car c’était son insulte préférée. Tu m’as cassé le nez !
— Ça t’apprendra.
— Tu te débrouilleras tout seul, maintenant. »
C’était la chose à ne pas dire. Mais contre toute attente, papa décida d’arrêter les frais. Il fit celui qui n’avait rien entendu et reprit la route sans piper mot.
Il pleuvait toujours quand, tard dans la nuit, nous arrivâmes à destination. Un camping de deuxième catégorie comme tous ceux où nous passions nos vacances, au milieu des odeurs de savon et d’eaux usées. Papa trouva judicieux de ne pas monter la tente, sous les hallebardes, et nous dormîmes tous les cinq dans la voiture, mélangés les uns aux autres, dans le silence qui suit les tempêtes.
Le lendemain, papa se péta au Lambrusco et à l’asti spumante. Il avait honte. Mon père était quelqu’un que la honte submergeait toujours, après ses crises. Il ne regardait plus personne et pouvait rester des heures sans desserrer les dents. Ça tombait bien. On ne lui adressait plus la parole. Moi, j’avais une bonne raison de me taire. J’étais trop occupé à me repasser sans arrêt le film de la dispute et à préparer mes représailles. C’est la nuit suivante, je crois, que, pour la dernière fois de ma vie, j’ai fait pipi au lit.
3
L’air était très lourd, dans notre maison du bord de Seine, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf. Il y régnait une violence qui vous écrasait, du moins quand mon père était là. C’est sûrement la raison pour laquelle je pris la mauvaise habitude de respirer à l’économie, par petites goulées, comme un asthmatique.
Aujourd’hui encore, il m’arrive d’oublier de respirer. Je passe mon tour. Je vis ainsi entre deux apnées, plus ou moins. N’étaient les points de côté ou les sensations de
Weitere Kostenlose Bücher