L'Amour Courtois
au moment où l’on a commencé à comprendre qu’ il fallait faire avec ce qu’on avait . Et qu’y
avait-il sinon des structures mentales – et donc sociales – enracinées dans les
terroirs ?
La réflexion est importante dans la mesure où le phénomène
nouveau de l’amour courtois ne peut que refléter ces tendances profondes. Il ne
s’agit pas de satellisation, le terme connotant une conception d’un centre
idéal, ou plutôt idéologique, autour duquel tournent des forces douées d’une
certaine autonomie. Cela va plus loin, et s’il faut oser une métaphore astronomique,
il faut dire que cela représente davantage une succession de systèmes solaires
indépendants les uns des autres et pourtant liés à une gravitation universelle.
La dame de l’amour courtois ne sera-t-elle pas un soleil resplendissant autour
duquel vont se dérouler les actes des chevaliers amoureux – et amants – pour le
plus grand bienfait de la communauté mise ainsi en valeur, pour le plus grand
bienfait des individus eux-mêmes, lesquels sortent nécessairement grandis de l’épreuve ?
Mais c’est aussi dans l’Église que se font sentir les remous
et les turbulences : et cela concerne aussi bien la culture intellectuelle
que la spiritualité et la vie culturelle. Jusqu’à l’An Mil, la culture
intellectuelle se trouvait confinée autour des sièges épiscopaux. Les fameuses « Écoles
du Palais », dont on a gratifié un peu imprudemment Charlemagne, sont les
modèles les plus conformes de la vie intellectuelle du temps. La culture est
épiscopale, aristocratique et princière. Le personnage type en est Gerbert d’Aurillac,
le futur pape Sylvestre II. Grandi, élevé et nourri à l’ombre des
cathédrales, serviteur zélé des princes de l’Église et des princes de ce monde,
l’ écolâtre est en somme le conservateur
officiel d’une culture puisée à la fois dans les textes bibliques et dans la
grande tradition latine. On se doit d’écrire et de parler comme Cicéron ou
comme Tite-Live. Mais après l’An Mil, ce ne sera plus dans l’ombre des
cathédrales que les artisans de la culture fourbiront leurs armes, mais dans
celles des monastères. Le changement de cap est important. Et là aussi, il y a
un phénomène de parcellisation, un processus de désagrégation.
En effet, si, après les fluctuations des premiers siècles du
christianisme, après les premières contestations dites hérétiques, après les
étouffements successifs des églises « nationales » [2] ,
l’Église catholique romaine avait réussi à imposer une structure monolithique
et une idéologie dominante, elle n’en demeurait pas moins vulnérable et exposée
aux soubresauts internes. Car c’est de l’intérieur que l’Église a évolué à
partir du XI e siècle, en particulier
grâce au rôle de plus en plus actif des monastères.
Le monachisme n’a rien de nouveau. On le voit apparaître sur
le territoire français à partir des missions de saint Martin de Tours. Mais la
grande époque en sera le VII e siècle, avec
une double origine : d’une part un monachisme dit bénédictin, d’inspiration
italienne sinon romaine, solidement implanté sur le territoire, et un
monachisme qu’il faut bien qualifier de celtique, dû au saint irlandais
Colomban et à ses disciples, surtout sensible dans le nord et l’est de la
France actuelle. Or les difficultés qu’eurent Colomban et ses compagnons avec
les princes mérovingiens amenèrent les nouveaux monastères à se protéger des
autorités temporelles, aussi bien que des autorités ecclésiastiques locales qui
dépendaient trop souvent des premières. La conséquence en fut le rattachement
direct des monastères à la papauté, ce qui se traduisait dans les faits par une
très grande autonomie pour ces établissements et pour les groupements de
monastères qui allaient suivre. Le monachisme devint ainsi une sorte d’état
dans l’État, une église dans l’Église, surtout quand les monastères
colombaniens, héritiers d’une tradition celtique étouffée par la papauté, fusionnèrent
avec les monastères bénédictins, infusant à ceux-ci le désir d’une indépendance
de plus en plus réelle en face de tous les pouvoirs. En l’An Mil, le fossé
entre le clergé séculier et le clergé régulier s’accentue. Le bas-clergé des
campagnes, maintenu dans l’ignorance, ou surgi de la spontanéité populaire ne
joue aucun rôle sinon celui de répercuteur
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