L'Amour Courtois
n’était plus maître. Cela prouve en
tout cas que le problème ainsi soulevé était grave et concernait la base même
de la structure sociale.
L’évolution de la mentalité peut donc se résumer en ceci :
la valorisation de la femme, et à travers elle ce qu’on appelle la « féminité »
– en tant que moteur de la vie et fondement d’une spiritualité appuyée sur la
nature. Mais cela, c’est une mystique profane et érotique qui n’a guère de
racines chrétiennes. La femme prend l’allure d’une déesse salvatrice. « Mais
cette déification n’est pas sans danger pour une civilisation patriarcale qui
ne s’y trompe pas : très vite, l’éthique officielle représentée par un
christianisme qui s’affirme va enfermer la féminité dans l’image de Marie [5] . »
« La société des hommes a bien senti le danger, et a reculé devant lui. Elle
a préféré la Loi et l’interdit qui en découle, qui assuraient son pouvoir, à la
transgression par la femme qui remettait ce pouvoir totalement en question […] L’expérience
de la Mère apparaît à beaucoup comme le mystère terrifiant et proche de la
folie – tant qu’ils n’ont pas encore compris que de la Mère assumée surgissent
l’âme et la femme : l’âme que je reconnais dans la femme devant moi et la
femme que je vois grâce à l’âme qu’elle me donne en me la découvrant en
moi-même, dans un échange perpétuel de l’archétype à la réalité [6] . »
Ce danger représenté par l’intrusion du sacré dans le quotidien,
les sociétés de type patriarcal l’ont ressenti comme une atteinte aux
privilèges que certains s’y étaient réservés. Il fallait donc « casser »
tout lien mettant en symbiose les pulsions charnelles et les aspirations métaphysiques.
Ainsi surgit l’image de la Vierge Marie qui foule le serpent et qui lui écrase
même la tête. On ne voulait pas que le serpent pût la mordre au talon. Mais, ce
faisant, on ne se rendait pas compte que le serpent était, à l’origine, partie
intégrante de la Vierge Marie.
Les sociétés laïques ont le tort de se voiler la face devant
les mystères de l’irrationnel. Mais les sociétés cléricales ont abusé de leur
pouvoir en refusant toute connotation rationnelle à leurs affirmations, sans d’ailleurs
prendre garde au fait que, ce faisant, elles utilisaient le vocabulaire le plus
étriqué et le plus simpliste du langage rationnel. C’est pourquoi la « Vierge »
Marie ne pouvait être, au sens le plus primaire, que revêtue d’une virginité
physique excluant toute autre interprétation mettant en jeu les symboles et les
métaphores. Pourtant, Bernard de Clairvaux dit sans ambiguïté que « nous
sommes charnels, et nés de la concupiscence de la chair ; aussi est-il
nécessaire que notre amour commence par la chair ». Cela n’empêchait pas
ce personnage hors pair d’être un dévot de Notre Dame et de lui vouer un culte
qui n’avait précisément plus aucun rapport avec la chair. Et saint Bernard est
contemporain des grands troubadours et des premiers auteurs de romans courtois.
Le Moyen Âge était loin d’être pudibond et savait, bien avant Boileau, appeler
un chat un chat.
Nous voici en plein dans le problème de l’amour courtois. Il
s’agit d’un nouvel art d’aimer, mais aussi d’un art de vivre. Car vivre c’est
aimer, et inversement. N’est-ce pas là l’essentiel du message du Christ Jésus, du
moins ce que l’on a cru bon de nous transmettre de ses paroles. A-t-on
suffisamment remarqué que le nom latin de Rome, Roma ,
est l’inversion exacte du mot latin Amor qui
signifie Amour ? Coïncidence ? Hasard ? Peut-être, mais cela
devrait quand même faire réfléchir.
Au demeurant, pour qu’il y ait amour, et naturellement pour
qu’il y ait fin’amor , il faut que cela
concerne au minimum deux personnes. Si l’on peut envisager un auto-érotisme, il
est impensable qu’il puisse exister un auto-amour : en dépit du mythe de
Narcisse – lequel finit d’ailleurs de façon piteuse –, cela devient de l’égoïsme,
ou de l’égocentrisme, ou de l’égotisme, suivant la déviance considérée, voire
même de l’autisme, ce qui est une attitude négative, purement pulsionnelle et
contraire à la définition de l’humain. Hegel a assez répété que Dieu, dans l’absolu,
c’est-à-dire sans créature, sans un autre en face de lui, équivaut au néant, n’existe
pas. Il en est de même pour
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