L'Amour Courtois
Comprenne qui pourra.
C’est dire l’extrême complexité du problème soulevé, essentiellement
par les moines du XI e siècle, et les
retombées qui s’ensuivirent à la fois sur l’éthique et la conception
théologique d’une Theotokos tellement aseptisée
qu’elle en est devenue une image vidée de tout sens et de toute humanité. Car, à
force de présenter Marie comme le modèle de toutes les femmes, comme la mère
universelle, comme la Vierge des vierges, on ne faisait que réveiller les
pulsions lovées au fond de l’inconscient. Et, il faut bien l’ajouter, on
réveillait ainsi l’image antique de la déesse-mère, de bien loin antérieure à l’ère
chrétienne, particulièrement dans sa formulation celtique, celle qui est
authentifiée par les objets archéologiques comme par les grands mythes de la
tradition irlandaise ou bretonne. Là encore, il est nécessaire de repenser à l’apport
primordial des Celtes dans l’élaboration du double visage, en réalité d’un être
unique à deux visages, de la femme à l’époque courtoise, à la fois Vierge
universelle, mère de tous les hommes en même temps que de Dieu, et la Putain
Royale, la Prostituée Sacrée, surgie tout droit des temples de Babylone ou d’un
quelconque tertre aux fées de l’Irlande préchrétienne [3] .
Ceux qui comptent, ceux qui font la loi humaine et qui prêchent
la loi divine, au XI e siècle, ce sont des
hommes, c’est-à-dire des mâles. Mais, où est donc l’Amour tant vanté par le
Christ Jésus, s’il faut en croire les Évangiles ?
Soyons justes. Cet amour existe quand même, mais à l’ombre
des monastères. Et c’est là la grande révolution de ce siècle. Il verra son
triomphe dans les écrits de saint Bernard de Clairvaux, pourtant aussi
redoutable politicien que mystique. L’amour est dans les monastères. L’amour de
Dieu, bien sûr, mais le temps n’est pas loin où le troubadour Uc de Saint-Circ
affirmera qu’on atteint Dieu par l’intermédiaire de la femme. Dès lors, on est
loin de l’ ancilla domini . Et il est frappant
que le triomphe du culte de la Vierge Marie coïncide avec le triomphe de la
dame de l’amour courtois. Tout se passe comme si une même conception de la
femme, c’est-à-dire un être humain dans toute sa plénitude et doué de tous ses
moyens, de toutes ses fonctions, avait été présentée sous deux formes en
apparence contradictoires, en réalité complémentaires, l’une épurée de son
contexte charnel, sur un plan supérieur et transcendantal, l’autre également
transcendée, mais vouée au plan profane, c’est-à-dire, au sens étymologique, demeurée devant le temple . En première analyse, on retrouve
la distinction classique entre sacré et profane.
Cette dichotomie est artificielle, bien qu’elle ait été
délibérément présentée comme naturelle et savamment exagérée pour les besoins
de la cause. Nous sommes tellement englués dans le contexte de la laïcité qui, au
lieu d’être le respect de toutes les croyances, est devenue une indifférence, quand
ce n’est pas une hostilité de principe, envers les choses du sacré, que nous ne
voyons plus qu’il s’agit de deux visages d’une même réalité : la dame de l’amour
courtois n’est pas une autre personne que la Vierge Marie des pieuses
invocations dont la liturgie chrétienne est si bien remplie.
En effet, à partir du moment où une société pose de façon
fondamentale le principe que la femme est le pivot nécessaire et essentiel de
son fonctionnement, il ne peut y avoir que sublimation de l’image féminine, et
cela par tous les moyens. La femme apparaît donc aussi bien comme une fée
merveilleuse, surgie des brumes de l’île des Pommiers, comme une horrible
sorcière douée de pouvoirs négatifs et castrateurs, aussi bien sous les traits
magnifiés et épurés d’une Vierge qui a enfanté miraculeusement un Enfant-Dieu, lui-même
projection fantasmatique de l’être humain à la recherche de sa transcendance.
Cela ne va pas sans hésitation, sans confusion, sans débordement
de part et d’autre du système des valeurs [4] , comme si la ligne de
démarcation entre biologie, psychologie, sociologie et religion devenait une
véritable passoire où les osmoses se font dans tous les sens, n’obéissant même
plus aux lois naturelles. De cette confusion, les théoriciens de la fin’amor ont fait surgir des propositions pour
tenter d’endiguer un flot dont personne
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