L'armée perdue
quelques instant puis approuvèrent dans un grand vacarme en levant leurs lances au ciel.
Les capes rouges retournèrent d’où elles étaient venues. Xéno obtint de Seuthès ce qu’il devait à l’armée, en partie en argent, en partie en bétail, et nous nous remîmes en route au début du printemps. Une fois en Asie, Xéno se retrouva sans argent et dut se résoudre à vendre son cheval. Il n’était pas homme à s’émouvoir facilement, mais je le vis ce jour-là bouleversé. Il caressait Halys, posait sa joue sur la tête de ce magnifique animal, incapable de s’en séparer. Il se défaisait d’un ami fidèle et généreux. Cela suscitait en lui tristesse et honte.
Halys semblait comprendre qu’il s’agissait d’un adieu. Il soufflait et hennissait, raclait le sol de son sabot, et quand Xéno tendit ses rênes au marchand, il se cabra et fendit l’air de ses antérieurs.
Xéno se retourna pour dissimuler ses larmes.
Je le plaignais. Voilà comment se terminaient la belle aventure, les rêves de grandeur et de gloire, les nuits d’amour torrides. Tout se brisait, tout s’émiettait jour après jour.
Comme obsédé par la religion, Xéno ne songeait plus qu’à sacrifier des animaux pour interpréter la volonté des dieux qu’il essayait de comprendre en fouillant les entrailles fumantes de ses victimes, parfois assisté par des devins et des voyants.
Son rêve agonisait dans une réalité grise et informe.
Mais l’armée avait faim.
Elle recevrait sa solde le jour où elle atteindrait le lieu du rendez-vous, aussi s’adonna-t-elle pour survivre à l’activité qu’elle avait toujours pratiquée : razzias et pillages des propriétés de seigneurs perses vivant dans les villes et les châteaux de l’arrière-pays.
Pendant une de ces attaques, Agasias de Stymphale, le guerrier téméraire, le héros de mille combats, le compagnon inséparable, fut mortellement blessé. Xéno ne put le secourir : il était trop éloigné et, de toute façon, il n’y avait plus rien à faire, une flèche ayant perforé le foie d’Agasias. Cléanor le rejoignit sous une pluie de dards et plaça son bouclier devant lui. J’essayai d’apporter des bandages, mais je dus me blottir derrière un rocher non loin de là pour éviter d’être tuée à mon tour. J’entendais les dards crépiter comme la grêle sur la pierre qui me protégeait et sur le bronze de Cléanor.
« Va-t’en, lui dit Agasias. Sauve-toi. Cela devait bien arriver tôt ou tard.
— Pas comme ça, répondit Cléanor en sanglotant. Pas comme ça… pas comme ça…
— Une flèche vaut l’autre, mon ami. Quelle différence cela fait-il ? Nous vendons nos vies au meilleur offrant, mais… mais c’est toujours la mort qui remporte la mise. »
Cléanor lui ferma les paupières et courut rassembler ses hommes pour la contre-attaque.
Xéno s’efforçait de mettre le butin en lieu sûr. Chaque fois que le soleil se levait, il devait, comme un père, nourrir ses enfants ainsi que les dieux, avec la chair de ses sacrifices.
Quelques jours plus tard, ayant appris qu’il avait dû vendre son cheval et sachant combien il était attaché à lui, deux connaissances parvinrent à racheter l’animal et à le lui ramener. Ce fut, cette fois encore, une scène inoubliable. Xéno reconnut sa monture de loin et l’appela : « Halys ! Halys ! » Alors, le cheval arracha les rênes à son palefrenier d’un coup de sa tête fière et se lança au galop en hennissant et en fouettant l’air de sa queue.
Je crois qu’ils pleurèrent tous deux lorsqu’ils se retrouvèrent, quand le maître caressa le nez velouté et les naseaux ardents de son cheval.
Enfin, au milieu du printemps, nous arrivâmes à destination, et Xéno confia les rescapés des Dix Mille au général Spartiate Thibron qui menait la guerre. Au bout de deux années d’incroyables aventures, ils étaient de nouveau alignés contre le vieil ennemi.
Je dis adieu à Mélissa qui m’étreignit en sanglotant. Xéno salua tous ses amis : Timasion aux yeux noirs comme la nuit, Cléanor, le taureau, Xanthi à la chevelure flottante, Néon, énigmatique héritier du général Sophos, et bien d’autres.
Il resta seul.
Oui, seul. Car je n’étais plus celle que j’avais été pour lui ; seul, parce qu’il avait perdu l’armée, son unique patrie, et que je ne pouvais suffire à remplir le vide énorme, l’abîme de désolation qui s’était ouvert dans son cœur.
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