L'armée perdue
guerriers invincibles, se révélait de la meilleure façon qui fût.
Tout s’expliquait, tout obéissait à une logique évidente. Étant donné que l’armée avait regagné les terres d’où elle était partie, étant donné que la réputation de ses faits d’armes se répandait, une mort violente aurait accru démesurément sa gloire et attiré dangereusement l’attention du monde entier sur elle. Mieux valait la confiner dans une région étroite, misérable, sans issue, et laisser l’exaspération, la déception, la frustration émietter le monolithe de bronze qui avait mis à genoux les soldats du Grand Roi, attendre que le dégel et la boue emportent les derniers restes d’un corps en décomposition.
C’était ce qui se produisait.
Je regardai Agasias, Timasion, Xanthi et Cléanor. Ni l’un ni l’autre ne prit la parole pour défendre Xéno. Je regardai Xéno. Ses yeux étaient embués sous l’effet de la tristesse plus que de l’indignation. Au cours de ces quelques mois, ce soldat débandé, cet homme à la dérive, qui avait perdu l’espoir d’être réhabilité dans sa patrie, avait fait de l’armée sa terre et sa ville. Chaque fois qu’il s’était résolu à l’abandonner, il avait dû y renoncer, obéir à ce que l’honneur et les sentiments lui suggéraient.
Xéno réclama le témoignage de ses officiers. D’autres hommes se levèrent pour l’insulter, certains pour le défendre. Des bagarres éclatèrent, les coups volèrent.
Telle était la fin misérable, la fin indigne qui ternirait la gloire des Dix Mille : s’entretuer dans un obscur village de Thrace, s’injurier et se massacrer pour quelques brebis et quelques pièces.
Mais alors que tout semblait perdu…
Une galopade !
Un détachement de cavaliers.
Les capes rouges !
Soudain, la rixe s’acheva, les hommes se ressaisirent, les officiers hurlèrent et pestèrent en leur distribuant des ordres et en les alignant. Xéno sauta sur Halys.
Je tremblais. Que se passait-il ?
Deux officiers s’immobilisèrent et adressèrent à Xéno le salut militaire. C’était un geste formel et fondamental. Ils reconnaissaient en lui le chef de l’armée.
« Vous êtes les bienvenus, dit Xéno. Qui êtes-vous et quelle raison vous conduit en ces lieux ? »
C’étaient des Spartiates. « La ville et les rois nous dépêchent pour accomplir une mission importante, et nous demandons à nous adresser à l’armée de la part de Sparte.
— Vous êtes autorisés à le faire », répondit Xéno, qui enjoignit à ses hommes de présenter les armes. Les boucliers se portèrent aux poitrines, les lances s’abaissèrent dans un cliquètement.
Le premier des deux officiers prit la parole : « Soldats ! La nouvelle de vos exploits s’est répandue dans toute la Grèce et a rempli les Hellènes d’orgueil. Les qualités dont vous avez fait preuve dépassent toute imagination. Vous êtes arrivés là où aucune armée grecque n’était jamais parvenue, vous avez tenu en échec les troupes du Grand Roi, vous avez balayé des obstacles insurmontables et vous avez atteint ces lieux au prix de grands sacrifices. Nous voulons rendre honneur à votre général, Xénophon, qui a montré un dévouement et un attachement à son devoir sans égal. »
Nombre d’officiers et de soldats se dévisagèrent, stupéfaits. Que se passait-il ? N’étaient-ce pas les Spartiates qui avaient vendu comme esclaves leurs camarades malades et blessés demeurés entre les murs de Byzance ? N’était-ce pas l’amiral Spartiate qui avait menacé de les anéantir s’ils n’abandonnaient pas le territoire ?
« Soldats ! tonna encore la voix de l’officier. Sparte et toute la Grèce ont besoin de vous ! Le Grand Roi veut soumettre les villes grecques de l’Asie, comme Darius et Xerxès il y a quatre-vingts ans. À l’époque, nous nous y opposâmes et nous alignâmes aux Portes ardentes. Aujourd’hui, nous nous y opposons et nous débarquons en Asie. Nous nous battons contre Tissapherne, l’homme qui vous a persécutés de toutes les façons possibles, votre ennemi juré. Au nom de Sparte, je vous demande de vous unir à nous, de nous rejoindre là où votre aventure a commencé sous les ordres du général Cléarque. Vous aurez de la nourriture et une solde selon votre grade, et vous aurez moyen de vous venger de ceux qui vous ont infligé tant de souffrances. Que me répondez-vous, soldats ? »
Les guerriers hésitèrent
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