L'armée perdue
côtière.
— Trapézonte.
— Oui. »
Mélissa se mit à lire. Je l’écoutais, debout dans l’entrée de la cabane dont j’avais laissé la porte entrouverte afin de pouvoir l’avertir à l’approche de Xéno ou de quelqu’un d’autre. Je lui tournais donc le dos, lui cachant les émotions qui traversaient mon regard et montaient à mon visage au fil du récit.
Xéno relatait les événements qui s’étaient déroulés. Je les voyais défiler dans mon esprit, images nettes de faits auxquels j’avais assisté, de dialogues que j’avais entendus directement ou indirectement. Il parlait de lui comme de quelqu’un d’autre. Il ne disait pas « moi », mais « Xénophon ». Peut-être voulait-il éviter l’embarras de se tresser des louanges.
Le récit s’achevait sur les événements qui avaient eu lieu cinq jours plus tôt. Très occupé les derniers temps, il n’avait pas eu l’occasion de mettre à jour son histoire.
Mélissa enferma le rouleau dans le coffret et dit : « C’est terminé. » Sans le vouloir, je pivotai. Elle me lança alors :
« Tu as les larmes aux yeux. Je te l’avais bien dit.
— Je regrette. Je ne voulais pas…
— Je le savais. Mais je ne comprends pas… Il n’y avait rien de particulier. Peut-être suis-je…
— Non, tu as raison, il n’y avait rien de particulier. Le souvenir des camarades qui sont morts depuis notre arrivée sur la côte m’a profondément attristée. Pardonne-moi. Cela ne se reproduira plus. La prochaine fois, nous parlerons d’autre chose. Je te promets. » Je l’embrassai. Elle regagna son logement alors qu’il commençait à neiger.
Les hommes se battirent de la mi-automne à la fin de l’hiver : assauts nocturnes, razzias, marches exténuantes, batailles en rase campagne. Rien ne leur fut épargné, et pourtant ils continuèrent de lutter, ainsi qu’ils l’avaient toujours fait, de survivre comme le leur avait ordonné le général Cléarque la première fois où il les avait harangués. Mais aucun avenir ne s’ouvrait à eux, et ils ignoraient ce qui se passerait à la fin de cette petite guerre sanglante. Un lent et progressif anéantissement semblait se profiler à l’horizon.
Il m’arrivait de croire que ces pensées angoissantes étaient le fruit de mon imagination. Je songeais aux nombreuses coïncidences, aux nombreux deuils, aux embuscades et aux trahisons, en essayant d’y déceler une logique différente. Au fond, le massacre final auquel je m’étais attendue et auquel Xéno lui-même s’était préparé sans le dire n’avait pas eu lieu. Quand, à Héraclée, il avait envisagé de partir, une pensée terrible m’avait traversé l’esprit : la pensée qu’il voulait abandonner l’armée à son destin par peur, pour éviter de suivre son sort funeste.
Et encore à Byzance… Et pourtant, il s’était ravisé, il avait assumé ses responsabilités avec courage et sagesse. Voilà, sagesse était le mot juste. Je ne parvenais pas à oublier les yeux du jeune héros dont j’avais fait la connaissance un soir de printemps, près du puits de Beth Qadà, et il me semblait à présent impossible d’accepter l’homme raisonnable, capable de calculs réalistes, qui avait mis à profit son expérience. L’homme religieux que le hasard avait sauvé à de nombreuses reprises et qui demandait aux dieux d’assurer sa survie. Surtout, je ne pouvais supporter ce que Mélissa avait lu, et il m’était difficile de séparer l’homme de son récit. Je continuais d’espérer que mon bien-aimé me reconquerrait et dissiperait tous mes doutes d’un geste généreux.
À la fin de l’hiver, la situation fut de nouveau dramatique. L’armée n’avait pas été payée depuis longtemps, et Seuthès, le prince thrace qui l’avait enrôlée, se dérobait lorsque Xéno demandait à être reçu. Au cours d’une réunion tempétueuse, ce dernier fut accusé par les siens d’avoir empoché les sommes destinées à l’armée.
C’était la première fois qu’une chose pareille se produisait. Jamais il n’avait été l’objet d’une insulte aussi féroce. Je pensais qu’il aurait dégainé son épée pour obliger son accusateur à ravaler ses propos, mais il prononça un discours passionné, rappelant tout ce qu’il avait fait pour les soldats, une défense de ses actes et de ses choix.
Nous avions touché le fond. L’œuvre de ceux qui souhaitaient la fin d’une armée extraordinaire, de
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