Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
sarcastique qu’il avait pris jusqu’à présent pour celui, paternel et résigné, du vieux savant :
— Tu as raison, général. De la volonté d’Alexandre est née cette ville. Le plus grand soldat de l’univers y repose d’ailleurs, car son corps fut rapatrié de Babylone dans un cercueil d’or. Hélas, son mausolée fut pillé par on ne sait quels envahisseurs.
C’était un flagrant mensonge historique, mais l’Arabe comprendrait l’allusion et dévoilerait ses intentions.
— J’ignorais ce fait, répliqua Amrou, vaguement moqueur. Quand, marchand venu de mon désert, j’interrogeais mes clients à propos du tombeau d’Alexandre, ils me racontaient qu’un ancien roi de ta grande cité avait commis le sacrilège de s’emparer des trésors recelés dans le mausolée, afin de payer son armée et partir en guerre contre son propre frère qui lui contestait le trône. Sans doute une de ces fables colportées de foire en foire, et que le crédule bédouin que je suis a gobée naïvement…
Philopon se mordit les lèvres. Une nouvelle fois, il avait mésestimé les connaissances de son interlocuteur. Amrou fit mine de ne pas voir ce trouble et poursuivit :
— Nos tombes à nous autres, disciples du Prophète, ne risquent pas d’être profanées. Nous couchons nos morts à même la terre afin qu’ils arrivent nus dans les jardins d’Allah, où tout leur sera pourvu. Et nus encore le jour de la Résurrection et du Jugement.
— Nous ne serons pas nus, le jour du Jugement, mais chargés de nos péchés et de nos crimes. Et ceux qui volent, pillent, tuent, détruisent l’œuvre du Créateur qui a donné à l’homme, au contraire de l’animal, le pouvoir de comprendre le monde afin de mieux L’adorer, brûleront en enfer, pour l’éternité. Sais-tu cela, général Amrou ?
— Je sais cela, et je sais aussi pourquoi le Créateur anéantit Sodome et Gomorrhe.
— Tu n’es pas l’ange de la mort, répliqua doucement Philopon. Et Alexandrie n’est pas la nouvelle Babylone.
Ils se toisèrent un instant en silence. Un vent froid venu de la mer sifflait sous le péristyle et faisait trembler le livre de Platon posé sur le bureau. Amrou respira un grand coup et dit enfin :
— Il est vrai que je ne suis qu’un marchand qui s’est fait soldat de Dieu. Il est vrai encore que tu es un homme vertueux et savant, Philopon, mais il est vrai enfin que les grands prêtres de ta religion sont riches, malgré la pauvreté exemplaire de ce prophète que vous prétendez dieu : Jésus. Je te l’ai dit : je suis un soldat. J’obéis aux ordres de mon calife, commandeur des croyants, Omar Abu Hafsa Ben al-Khattab. S’il décide que la ville doit être châtiée, je châtierai. S’il fait acte de clémence, j’obéirai avec joie.
Philopon s’était imaginé Amrou et son armée à l’image de ces hordes déferlant des plaines du Nord sur la Chrétienté, avec à leur tête des chefs de guerre se parant chacun du titre de roi, et n’ayant pour seul dieu, pour seul idéal, que l’or et la richesse qu’ils croyaient trouver derrière les murs de Rome ou de Constantinople. Mais cette fois, il avait en face de lui un vrai général, qui obéissait aux ordres de cet Omar, roi ou pape d’Arabie, et qui connaissait l’Ancien et le Nouveau Testament, même si ces hérétiques avaient cru bon d’en rajouter un troisième : ce Coran, qui ne résisterait pas au plus niais des débats théologiques. Mais au moins, il était rassuré : ces gens étaient du Livre. Donc, ils respecteraient peut-être les autres livres, ceux que contenait la Bibliothèque. Et puis, au ton qu’avait employé Amrou pour parler de son « calife » comme il disait, le vieux philosophe avait senti que le général n’avait pas pour son monarque toute la vénération qu’il lui devait. Il y avait, là aussi, quelque chose à fouiller.
— Je ne sais de quel crime, dit-il enfin, ton maître veut punir cette cité qui fut la plus grande du monde, et qu’on appela la nouvelle Athènes. Est-ce un crime de résister à un envahisseur ? Et qui vous résista dans ce dernier assaut ? Les navires et les soldats de Byzance. Mais ils ont fui. La cité est tienne, et tu n’as en face de toi, comme vaincu, qu’un vieillard qui n’a plus pour seule espérance que de consacrer ses derniers jours à la préservation de tout ce savoir qui l’entoure, la seule armée qui puisse te résister.
Le sang monta au visage
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