Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
d’Amrou. En minimisant ainsi sa victoire, Philopon offensait le stratège.
— Quelle force ont-ils donc, ces livres, quel pouvoir ont-ils contre les soldats de Dieu, contre la parole des prophètes, contre le dernier d’entre eux, l’ultime, le plus grand ? Racontent-ils autre chose que n’aient dit Moïse, Jésus et Mahomet, et que le Très-Haut leur dicta ? Car tout est dit, vieillard, dans la Bible et le Coran. Ceux qui écriraient différemment iraient à l’encontre de la vérité émise par la voix même de Dieu. Ce serait la voix du démon.
Amrou avait proféré cela avec une tranquille certitude. Pas la moindre ombre de doute n’avait effleuré son large front buriné par le sable et le soleil. Et Philopon songea qu’à sa façon, le guerrier du désert reproduisait les mêmes idées que celles des docteurs de l’Église qu’il avait si longtemps affrontés. Mais cette fois, ce ne serait plus la subtile navigation dans les eaux capricieuses de la dialectique. Le vieux philosophe avait en face de lui un roc de certitude, une foi simple et sans fioriture. Bornée peut-être. Pour fissurer ce roc, il faudrait plus de force que les fines aiguilles d’érudition avec lesquelles Philopon savait d’ordinaire si bien piquer l’adversaire. Si Amrou avait été le plus stupide de ses élèves, il aurait pu au moins déverser dans ce vide un peu de savoir. Mais Amrou n’était pas vide, et il n’était pas son élève.
— Le démon est en nous tous, général, et peut-être s’est-il glissé aussi dans ces rayonnages. Mais Dieu nous a donné en partage l’amour du beau, l’amour de l’utile, et qu’est-il de plus beau, de plus utile que l’Univers qu’il a créé pour nous ? C’est cette beauté, c’est cette utilité que les écrits qui nous entourent cherchent à magnifier depuis la nuit des temps.
— Que disent-ils de plus que le Coran ?
— Je ne sais, car je n’ai pas lu ton Coran. Crois bien qu’aujourd’hui je le regrette.
— S’ils ne servent à rien, à quoi bon les entasser ainsi dans la poussière ?
— Avant de condamner, avant de brûler, Amrou, apprends à connaître au moins ce qu’ils contiennent.
— Soit, parle. Et tâche de me convaincre.
— Je suis vieux, mon fils, et je connais trop de choses. Je ne saurais par où commencer. M’autorises-tu à demander de l’aide ? Là où la vieillesse, trop pleine de savoir, ne saurait que te dire, la jeunesse le pourrait.
— Et qui sont ces jeunes gens ?
— Un juif, et une femme.
IV.
D’un pas pressé, Hypatie et Rhazès traversèrent les deux péristyles et le péripate avant de pénétrer dans la Bibliothèque. À l’apparition de la jeune femme, Amrou se leva, mais Hypatie ne lui laissa pas le temps de parler. Elle lui tendit une branche d’olivier chargée de fruits, et dit, accompagnant son geste d’une gracieuse génuflexion :
— Si tu veux devenir, Amrou, le maître de nos contrées, apprends d’abord à caresser le tronc rugueux de l’olivier bienfaisant, en le priant de t’offrir ses fruits pleins d’une huile dorée. Apprends aussi à baiser la grappe de raisin comme une femme pour qu’elle t’inonde un jour de sa volupté vineuse. Apprends encore à parler aux champs de blé comme à tes soldats. De ses épis, le pain viendra comme la plus belle de tes conquêtes. Du blé, de la vigne et de l’olivier, naît la paix, naît le Livre.
Subjugué, Amrou joignit les mains et s’inclina :
— Comment tant de grâce et de poésie peuvent-elles se cacher au milieu de tant d’ombre et de poussière ? Une demoiselle telle que toi est faite pour avoir un bon mari et de beaux enfants. Ainsi perdue au milieu des livres, tu finiras par te dessécher comme un vieux papyrus !
Hypatie eut un geste coquet d’agacement :
— Si c’est une demande en mariage que tu me fais là, général, elle me paraît bien brutale. Mon oncle m’avait parlé de toi comme d’un homme courtois et posé.
— Pardonne-moi. Je ne suis qu’un soldat du désert et n’ai jamais rencontré, dans mon aride vie, une femme alliant autant de beauté à autant de science.
— Méfie-toi des Grecques, Amrou, plaisanta Philopon. Elles brûlent comme la glace, mais elles ne fondent pas.
— Vous êtes donc tous Grecs, dans ce palais ? Je croyais être en terre d’Égypte.
— Cela fait maintenant mille ans, intervint Rhazès, que le Macédonien Alexandre fonda cette ville. Et l’on peut dire
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