Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
mythes et la science des empires du Levant. Et plus de savants pour classer, compulser, redécouvrir et gloser sur les ouvrages des Anciens. Il ne restait que lui, Jean Philopon, philosophe chrétien, vénérable grammairien, et surtout l’ultime bibliothécaire que la mort allait bientôt emporter. Lui, mais aussi Rhazès, savant médecin, son dévoué assistant, qui veillait sur la Bibliothèque comme sur le plus fragile de ses patients. Hélas, cet homme, jeune encore, était juif, et affichait un scepticisme ironique face aux polémiques qui déchiraient l’Église chrétienne. Un juif bibliothécaire du Musée d’Alexandrie, comment y songer ? Comment songer aussi à mettre à la tête de la plus grande Bibliothèque du monde la belle Hypatie, la petite-nièce du vieux grammairien, chez qui l’étude d’Euclide et de Ptolémée faisait trop oublier la lecture de Paul et d’Augustin ? Et puis, ce n’était qu’une femme.
Depuis longtemps, de la mer, ne venaient plus les bateaux chargés de laine, de vin, d’huile, d’épices, de métaux précieux et de livres. Rome était aux mains des barbares, Athènes un lointain faubourg de Constantinople, Pergame un nid d’aigle vide d’œufs et Jérusalem, un village misérable que les chameliers disputaient aux chiens.
Pourtant, parfois, accostait au port un marchand famélique qui venait vendre à Philopon quelques volumes écornés que le vieillard feuilletait avec lassitude pour y retrouver, de ses yeux fatigués, la même glose rabâchée, la même exégèse boiteuse de citations tronquées d’Origène, Basile ou Augustin.
Quelques années auparavant, Philopon avait eu l’occasion de parler avec l’un de ces marchands arabes qui avaient tenté de lui vendre leur livre sacré. C’était l’œuvre d’un de ces innombrables faux prophètes qui proliféraient entre Jérusalem et l’Arabie Heureuse, demi-fous et charlatans, car pour être convaincants, ces énergumènes devaient eux-mêmes croire à leurs fables. Philopon ne déchiffrait pas cette écriture idéographique aux caractères fort beaux, même s’ils étaient gravés sur des omoplates de dromadaires ou de la peau de chèvre, rustique cousine du parchemin. Il demanda au marchand en question de lui en faire la lecture.
C’était une vision naïve de l’Ancien et du Nouveau Testament où un prophète nomade, ce Mahomet, racontait Moïse, Marie et Jésus aux païens comme on le fait aux enfants. Tout cela était ignominieusement blasphématoire – Mahomet allait jusqu’à dire que les chrétiens étaient polythéistes et le Sauveur un prophète parmi d’autres. Mais ce parler simple pouvait séduire les paysans et les bergers. La preuve en était aujourd’hui cette armée de Bédouins contre laquelle le petit peuple égyptien, pourtant païen, n’avait pas résisté, ni à Héliopolis, ni ici, dans les faubourgs d’Alexandrie. Et maintenant, l’envahisseur attendait l’aurore pour briser les portes de la citadelle grecque, ultime rempart de la civilisation, et détruire ce qui restait à détruire, brûler ce qui restait à brûler.
Philopon aurait pu garder le livre en question et tenter d’apprendre la langue arabe, mais, même à Alexandrie, il se devait d’être prudent. Les docteurs en théologie de Byzance, ses ennemis, auraient eu beau jeu de l’accuser de sympathies pour la secte de ces barbares. Aussi avait-il laissé repartir le marchand, amer de ne pouvoir continuer l’œuvre de ses illustres prédécesseurs qui avaient pour ambition de collecter tous les livres du monde. Le marchand lui avait assuré que les paroles de Mahomet, récitées en public, n’étaient que très partiellement consignées dans ce livre. Le soi-disant prophète, illettré, n’en avait fait aucune relation écrite, mais ses compagnons connaissaient par cœur les six mille deux cents trente-six versets directement inspirés, croyaient-ils, de Dieu.
Rhazès, l’assistant du vieux grammairien, avait eu moins de scrupules. Il avait accepté de prendre chez lui ce Coran pour l’étudier. De fait, c’était pour enrichir sa collection d’objets curieux et amusants qu’il aimait exposer à ses amis : pierres ou bois flottés de forme bizarre, morceaux ou copies de statuettes de l’ancienne Égypte des pharaons, figures naïves griffonnées sur de la nacre par des pêcheurs ou des mendiants. De toute façon, en bon médecin, Rhazès ne s’intéressait qu’aux mystères du corps ; juif,
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