Le bûcher de Montségur
d’un légat – ambassadeur plénipotentiaire du pape – était un crime capital, justifiant une déclaration de guerre. L’Église n’était pas, en principe, une puissance temporelle ; elle ne pouvait répondre à cet affront sanglant que par des châtiments d’ordre spirituel. Ceux dont elle disposait étaient redoutables : devant l’excommunication et l’interdit les rois s’inclinaient et consentaient à bouleverser leurs alliances politiques et leur vie privée pour éviter les foudres de l’Église.
Excommunié pour le meurtre de Thomas Becket, en 1170, le roi Henri II d’Angleterre n’avait obtenu le pardon du pape qu’après une amende honorable et une humiliation publique ; la France n’était pas encore près d’oublier les longs mois d’interdit qu’à cause du divorce illégal de Philippe Auguste elle avait dû subir en 1200. L’excommunication faisait de l’homme qui en était l’objet un mort civil et déliait ses proches et ses sujets de toute obligation envers lui ; l’interdit paralysait la vie d’un pays, en excluant son peuple de toute participation aux sacrements et aux pratiques religieuses qui étaient, pour la majorité des chrétiens, aussi nécessaires que le pain quotidien.
On voit le pape intervenir dans l’élection de l’empereur et chercher à imposer son candidat malgré la volonté des princes allemands, jeter l’interdit sur l’Angleterre à cause de l’obstination du roi Jean à se choisir un archevêque selon son goût. Philippe Auguste se soumet, Jean s’humilie et rend sa couronne pour la reprendre des mains du légat. Le roi d’Aragon, prince catholique engagé dans une perpétuelle croisade contre les Maures, vient à Rome prêter serment au pape et tenir sa couronne de lui, tant il sait que l’amitié de Rome est une garantie de stabilité intérieure. Innocent III est un pape qui entend traiter tous les rois catholiques comme ses vassaux.
Mais lors de l’excommunication prononcée contre le comte de Toulouse, le pape savait que ses armes habituelles n’avaient aucun pouvoir, et qu’il était vain de condamner à l’interdit une terre qui, déjà presque ouvertement, se détachait de l’Église de Rome.
Le crime de Raymond VI était de gouverner un pays où le pouvoir de l’Église déclinait, et de ne rien faire pour remédier à cet état de choses. La croisade déclenchée contre une terre depuis mille ans chrétienne avait pour but avoué la destitution d’un souverain légitime, et par ce fait même trop enclin à prendre le parti de ses sujets. Pour sauver l’Église du péril qu’elle courait dans le Midi de la France, il fallait soumettre ce pays à une autorité étrangère qui eût le courage d’agir sans ménagements. Le programme de cette opération de grande envergure est déjà tout tracé dans la lettre qu’Innocent III envoie au roi de France avant l’assassinat du légat : « À toi de chasser le comte de Toulouse de la terre qu’il occupe et de l’enlever aux sectaires pour la donner à de bons catholiques qui puissent, sous ton heureuse domination, servir fidèlement le Seigneur 3 . »
Les territoires soumis au comte de Toulouse étaient depuis près d’un siècle un foyer notoire d’hérésie. Dans tous les pays chrétiens, les foyers d’hérésie plus ou moins importants existaient en permanence depuis l’établissement même de l’Église. À l’époque des Croisades, non seulement les pays slaves, mais tout le Nord de l’Italie étaient le terrain de luttes incessantes entre catholiques et hérétiques. Dans le Midi de la France, les hérétiques, sans être en majorité, constituaient depuis longtemps une partie importante de la population. L’Église s’en désolait, excommuniait, luttait par tous les moyens, y compris le recours au bras séculier, mais ses efforts, dans ce pays du moins, se révélaient de plus en plus inefficaces ; l’hérésie, ou plutôt les hérésies gagnaient du terrain un peu partout avec une rapidité croissante. Depuis plus de quatre ans, Innocent III se rendait compte que seule une grande expédition armée aurait quelques chances de triompher de l’hérésie.
Le meurtre de Pierre de Castelnau avait été un de ces assassinats politiques dont (avec plus de raison encore que de l’exécution du duc d’Enghien) on pourrait dire que c’était plus qu’un crime : une faute. Il y a d’ailleurs tout lieu de croire que le comte ne l’avait pas
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