Le cadavre Anglais
avait été cité pour paraître à la table du roi.
Ces événements n'étaient pas demeurés sans conséquences. Nicolas servit peu à peu d'informateur secret à Louis XVI. Ce crédit conduisit ce dernier à lui accorder les grandes entrées. Désormais le marquis de Ranreuil pouvait assister au petit lever, privilège si estimé et si utile que même la naissance ne le donnait pas. Il constituait le comble de la faveur pour les facilités qu'il offrait d'accès au souverain et la liberté de lui parler en évitant des audiences épiées de toute la cour. Dernière marque de la confiance royale, il venait d'être nommé dans l'ordre de Saint-Michel et portait sur son habit de cour, au grand ravissement de la rue Montmartre, le grand cordon noir auquel était suspendue une croix de Malte, émaillée de blanc et de vert, anglée de lys, avec l'image de l'archange patron protecteur du royaume. Ainsi avait-il franchi sans encombre la période de disgrâce de l'administration d'Albert, préservé de fait de l'hostilité d'un homme que le courage ne gouvernait pas.
Puis le destin avait de nouveau basculé et il revivait ce souper de juin 1776 chez M. Le Noir en compagnie du duc de La Vrillière. Le ministre pourtant mal-allant avait pris son parti de sa disgrâce, mais demeurait très au fait des rumeurs de la cour. Sa position de beau-frère de M. de Maurepas, le principal ministre, lui avait évité l'exil. Quels que fussent ses défauts, Nicolas lui vouait une indulgente fidélité étayée par les secrets qu'il connaissait et la confiance que le duc lui avait toujours manifestée.
Ils devisaient tous trois dans la douceur d'une nuit tombée depuis longtemps. Des croisées ouvertes montait l'odeur sucrée des tilleuls en fleurs. Le gant gauche du duc avait glissé et laissait entrevoir la main d'argent offerte par le feu roi à la suite d'un accident de chasse, son fusil ayant été chargé sans la bourre. Le reflet des chandelles jouait sur le métal éclatant, envoyant de petites lueurs sur son visage fatigué.
— Peuh ! Peuh ! dit-il. Nous voici bien resserrés, toutes portes closes et le domestique 3 éloigné. Messieurs, quoique le sort ne nous ait pas favorisés depuis quelque temps, j'ai grande nouvelle à vous annoncer. Votre pénitence va prendre fin !
Il hochait la tête, l'air presque joyeux.
— Le Turgot renvoyé, ses affidés ne se pouvaient soutenir très longtemps. Si encore on avait apprécié leur service, mais…
Le Noir, intéressé, se redressa dans sa bergère.
— Que dites-vous là, monseigneur, le Magistrat 4 quitterait ses fonctions ?
— Mon beau-frère a vu le roi ce matin, puis a reçu M. Amelot de Chaillou, ministre de la maison du roi, la messe est dite à l'heure qu'il est !
La main d'argent frappait le bras du fauteuil.
— Monseigneur, dit Nicolas, si Albert se retire, qui donc reçoit sa place ?
— Comment, comment, se retire ? Il est chassé, cassé aux gages, ignominieusement. Et qui le doit remplacer ? À votre avis ?
Nicolas envisageait M. Le Noir dont le bon visage s'empourprait. Le duc surprit le regard du commissaire.
— Voilà, voilà ! Notre petit Ranreuil a vu juste. L'iniquité est réparée. Le Noir, on vous rend votre place. Demain Albert sera congédié et vous serez appelé à Versailles. Qui l'eût cru il y a deux ans après cette désastreuse affaire des farines 5 ?
— Il est vrai, commenta Le Noir baissant les yeux, que l'homme n'a pas rempli ses fonctions.
— Quoi, quoi ! Vous êtes doux et bénin. Il les a vidées de leur saine efficace. Une place si glorieusement illustrée par un La Reynie, les d'Argenson, Machaut, Berryer et notre ami Sartine. Et vous-même ! Ah ! Que ne devait-il pas les exalter sur le fondement d'un tel passé ! Et, mon Dieu, que vit-on ? Un sectaire attaché à exacerber des idées sans avenir, destinées à saper l'autorité du roi.
— Un grincheux d'esprit contrariant, soupira Le Noir.
— Vraiment, avait-on idée de mettre dans cette place délicate en tous points un être aussi démuni du doigté et du sens politique nécessaires ? Le voici à peine installé, sous le prétexte de restaurer dans les lettres les bonnes mœurs et la décence, se mettant à confisquer, au lieu de les rendre comme c'est l'usage, les manuscrits refusés par la censure. Nous avons suffisamment de raisons d'entraver la liberté de publier sans y ajouter la maladresse en dressant contre soi, gens du monde,
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