Le Capitaine Micah Clarke
I – Notre arrivée à Taunton.
Les ombres empourprées de soir s’étendaient
sur la campagne.
Le soleil s’était couché derrière les
lointaines hauteurs de Quantock et de Brendon quand la colonne
d’infanterie, que formaient nos rudes paysans, traversa de son pas
lourd Curry Revel, Wrantage et Hendale.
De tous les cottages situés sur le bord de la
route, de toutes les fermes aux tuiles rouges, les paysans
sortaient en foule sur notre passage, portant des cruches pleines
de lait ou de bière, échangeant des poignées de mains avec nos
rustauds, les pressant d’accepter des vivres ou des boissons.
Dans les petits villages, jeunes et vieux
accouraient en bourdonnant, pour nous saluer, et poussaient des
cris prolongés et sonores en l'honneur du Roi Monmouth et de la
Cause protestante.
Les gens, qui restaient à la maison, étaient
presque tous des vieillards et des enfants, mais çà et là un jeune
laboureur que l'hésitation ou quelques devoirs avaient retenu,
était si enthousiasmé de notre air martial, des trophées visibles
de notre victoire, qu'il s'emparait d'une arme et se joignait à nos
rangs.
L'engagement avait diminué notre nombre, mais
il avait produit un grand effet moral et fait de notre cohue de
paysans une véritable troupe de soldats.
L'autorité de Saxon, les phrases braves et
âpres où il distribuait l'éloge ou le blâme, avaient produit plus
encore.
Les hommes se disposaient en un certain ordre
et marchaient d'un pas alerte en corps compact.
Le vieux soldat et moi, nous chevauchions en
tête de la colonne, Master Pettigrue cheminant toujours à pied
entre nous.
Puis, venait la charrette chargée de nos
morts.
Nous les emportions avec nous pour leur
assurer une sépulture décente.
Ensuite marchaient une quarantaine d'hommes
armés de faux et de faucilles, portant sur l'épaule leur arme
primitive et précédant le chariot où se trouvaient nos blessés.
Après venait le gros de la troupe des
paysans.
L'arrière-garde était composée de dix ou douze
hommes sous les ordres de Lockarby et de Sir Gervas.
Ils montaient les chevaux capturés et
portaient les cuirasses, les épées et les carabines des
dragons.
Je remarquai que Saxon chevauchait la tête
tournée en arrière et jetait de ce côté des regards inquiets, qu'il
s'arrêtait près de toutes les saillies du terrain, pour s'assurer
que nous n'avions personne sur nos talons pour nous poursuivre.
Ce fut seulement quand on eut parcouru bien
des milles d'un trajet monotone, et quand le scintillement des
lumières de Taunton put s'apercevoir au loin dans la vallée, vers
laquelle nous descendions, qu'il poussa un profond soupir de
soulagement et déclara qu'il nous croyait hors de tout danger.
– Je ne suis pas enclin à m'effrayer pour peu
de chose, fit-il remarquer, mais nous sommes embarrassés de blessés
et de prisonniers, au point que Petrinus lui-même aurait été fort
empêché de dire ce que nous aurions à faire, dans le cas où la
cavalerie nous rattraperait. Maintenant, Maître Pettigrue, je puis
fumer ma pipe tranquillement, sans dresser l'oreille au moindre
grincement de roue, aux bâillements d'un villageois en gaîté.
– Alors même qu'on nous aurait poursuivis, dit
le ministre d'un ton résolu, tant que la main du Seigneur nous
servira de bouclier, pourquoi les craindrions nous ?
– Oui, oui, répondit Saxon impatienté, mais en
certaines circonstances, c'est le diable qui a le dessus. Le peuple
lui-même n'a-t-il pas été vaincu et emmené en captivité ?
Qu'en pensez-vous, Clarke ?
– Un engagement pareil, c'est assez pour une
journée, fis-je remarquer. Par ma foi, si au lieu de charger, ils
avaient continué à faire feu de leurs carabines, il nous aurait
fallu faire une sortie ou tomber sous les balles là où nous
étions.
– C'est pour cette raison-là que j'ai interdit
à nos hommes armés de mousquets de riposter, dit Saxon. Leur
silence a fait croire à l'ennemi que nous n'avions à nous tous
qu'un ou deux pistolets. Aussi notre feu a été d'autant plus
terrifiant qu'il était plus inattendu. Je parierais que parmi eux
il n'y a pas un homme qui ne comprenne qu'il a été attiré dans un
piège. Remarquez comme ces coquins ont fait volte-face et pris la
fuite, comme si cela faisait partie de leur exercice
journalier.
– Les paysans ont reçu le choc comme des
hommes, fis-je remarquer.
– Il n'y a rien de tel qu'une teinture de
calvinisme, pour tenir bien raide une ligne
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