Le Chant des sorcières tome 2

éclata de rire.
    — Vous voici de nouveau à la hauteur de votre réputation. Je désespère de prendre un jour l'avantage.
    — Tout est question de logique mathématique. Les Arabes y excellent, l'avez-vous oublié ?
    — Non, mais mon orgueil de chrétien peine à le reconnaître. Il le faudra bien pourtant, puisqu'en votre compagnie je repousse sans cesse mes préjugés.
    — Le monde y gagnerait si d'aucuns faisaient de même, osa Djem.
    Ils reculèrent la table et rapprochèrent leurs fauteuils des flammes pour se chauffer les mains. Leur conversation dériva sur des banalités. Ils s'estimaient trop maintenant pour risquer d'aborder des sujets donnant matière à querelle. Peu à peu, Guy de Blanchefort ramena la conversation sur Jacques de Sassenage qu'il estimait au plus haut point. Djem apprit ainsi que le château de la Bâtie n'était qu'une des demeures de leur illustre voisin, et que ses possessions tout autant que sa domination s'étendaient sur une grande partie du Dauphiné. Autrefois influent auprès du feu roi Louis XI, Jacques de Sassenage restait infiniment apprécié de la régente du royaume, Anne de Beaujeu.
    Depuis l'automne, accompagné de ses deux fils, Louis et François, jusque-là placés en qualité de pages, il s'était déplacé de seigneuries en fiefs afin qu'ils apprennent à le seconder dans l'administration de ses vastes domaines. Ils n'étaient rentrés à la Bâtie que la semaine précédente. Louis, le plus âgé, s'avérait avisé au dire de son père, même s'il trouvait que sa sœur tardait aux épousailles. Le baron, quant à lui, remarié depuis peu avec sa nièce dont le tempérament avait plus d'une fois prêté à scandale, ne l'entendait pas ainsi, estimant que sa fortune et son nom lui permettaient d'accorder à sa fille le temps du choix. C'était le seul différend qui les opposait, le plus aimablement du monde, car, à la vérité, Louis n'avait pas voix au chapitre. De leur dissentiment, la jeune et jolie Philippine ne savait rien. Elle tenait cour et vivait dans l'ambiance festive propre aux grandes et riches maisonnées, tandis que Sidonie, la dame de Sassenage, gardait le lit afin de mener à terme l'enfant qu'elle portait. Outre la foule des courtisans qui vivaient à demeure au château, on venait de loin pour se montrer, quémander quelque privilège et, bien sûr, attirer l'œil de Philippine. Non seulement pour la dot qu'elle amènerait à son époux, mais parce que c'était de loin la plus délicieuse des damoiselles du Dauphiné.
    — Je comprends à présent pourquoi Philibert de Montoison la convoite. Mais bien moins les avantages que vous en retireriez, avança Djem lorsque Guy de Blanchefort eut achevé de lui brosser ce méticuleux portrait.
    — Disons que le devenir du chevalier me tient à cœur et que je doute qu'il puisse se trouver encore auprès des hospitaliers.
    — Je pressens derrière le timbre de votre voix quelque douloureux secret, mon cher. Ne voulez-vous me le confier ? Je serai une tombe…
    Guy de Blanchefort sourit. L'humour noir dont faisait parfois preuve Djem vis-à-vis de lui-même et de sa captivité lui plaisait. Son raffinement n'était pas la moindre de ses qualités.
    — Si je vous disais qu'en mes jeunes années j'ai aimé plus que de raison la mère de Philibert de Montoison, et qu'elle était mariée déjà, comprendriez-vous pourquoi je me suis moi-même exilé à Rhodes ?
    Djem hocha la tête, l'invitant à poursuivre.
    — Je n'ai bien sûr jamais eu de preuve. Sa mère est morte alors qu'il était enfant et Philibert lui ressemble trop physiquement pour que je puisse seulement m'octroyer un heureux doute. Il n'empêche. L'âge correspond. Le hasard a placé Philibert sur ma route. Je lui ai appris ce qu'il sait, mais pas l'humilité nécessaire pour se dévouer à Dieu corps et âme. Lors, à défaut, j'espère favoriser ses épousailles. Bien évidemment, il en ignore la raison.
    — Je comprends. Qu'il m'escorte donc lors de mes visites de voisinage puisque cela vous est agréable. Le reste du temps…
    — Vous irez sans lui, Djem. Ma confiance vous est acquise. L'heure est venue pour moi de vous le prouver.
    — Je vous en remercie, grand prieur. Si vous le permettez, je vais me retirer. Il m'ennuierait que vous soyez trop las demain pour prendre votre revanche aux échecs.
    Guy de Blanchefort se leva pour le raccompagner jusqu'à la porte.
    — Point de sommeil, mon fils, pour y parvenir,