Le Chant des sorcières tome 2
1
« Cinq mois déjà ! Tu nous manques à tous, ma bécaroïlle. Plus encore depuis que l'hiver s'est installé et que la vie, ici, à Sassenage, tourne au ralenti. Toi qui le connais si bien, imagine un peu les lamentations de maître Janisse. Il ne s'en remet pas. Je dois constamment le houspiller pour le garder de la mélancolie ! Laissons cela. Dans ta dernière lettre, tu m'assures avoir conservé une place privilégiée auprès de la jeune baronne. Je m'en réjouis. Mais je sais aussi ce que ton cœur attend. Des nouvelles de Mathieu. Nous ignorons encore, son père autant que moi, où il se cacha après ton départ. Il est revenu peu après Noël, là est l'essentiel, et a repris sans mot dire sa place derrière le fournil. Certes, rien n'est comme avant puisqu'il manie le palet de la main gauche et avec bien moins de dextérité qu'autrefois, mais tout de même. Il s'y applique et donne force conseils à son cadet. La panification est devenue leur quotidien à tous trois. J'aimerais pouvoir te dire qu'il se soucie de toi, mais je ne saurais te mentir. Il m'évite, à vrai dire, et lorsque maître Janisse a la maladresse de laisser tomber quelque allusion, il quitte l'endroit le plus vite possible. Quant à son caractère, que nous avons connu rieur, il a de toute évidence été assombri par cette méchante histoire. S'il se fend d'un sourire parfois, ce n'est plus que pour se moquer de lui-même. Sa gaieté s'en est allée avec toi. Ne t'en culpabilise pas pour autant. Les choses sont ce qu'elles doivent être, et nous savons toutes deux que le temps viendra. Pour l'heure, fais ce que tu dois en ton âme et conscience, et prends soin de toi. »
La missive était signée de Gersende et datée du 15 février 1484. Nous étions le 25 à La Bâtie en Royans.
Algonde replia le courrier avant de le ranger dans le coffre où elle avait, dès son arrivée, rassemblé ses maigres effets. Sa chambre, séparée de celle de Philippine de Sassenage par une porte de bois sculpté, avait toutes les commodités. Y compris, comme celle de sa jeune maîtresse, un petit cabinet de toilette en encorbellement au-dessus d'une rigole qui courait vers la rivière. Philippine l'avait aussitôt envahi de robes délicates, d'onguents et de brosses, décrétant qu'elle tenait à ce que sa chambrière soit présentable en tout lieu et à toute heure. Algonde sentait bien que ces faveurs, totalement déplacées dans le contexte de sa servitude, n'avaient qu'un but : la distraire de Mathieu et déculpabiliser sa jeune maîtresse de l'avoir éloignée de lui. Pas une fois elles n'avaient évoqué ensemble le sujet des épousailles avortées d'Algonde ou de l'agression de l'épervier. Changement de décor. Changement de vie. La page, pour Philippine, était tournée. Algonde ne pouvait en dire autant.
Elle passa la main sur son ventre plombé. Elle avait pris du poids, mangeant exagérément à table et se forçant à vomir en privé pour dissimuler la vérité autour d'elle tant qu'elle n'aurait pas expulsé la « chose ». Cela ne tarderait plus. La lune serait pleine, ce soir. Cela ferait six mois qu'elle s'était donnée au baron Jacques de Sassenage sur les ordres de Mélusine, pour se prémunir du poison de la vouivre qui coulait en elle. Le temps lui comptait désormais. Elle ne pourrait indéfiniment cacher la vérité à Philippine. Pour l'heure, elle y était parvenue d'autant plus aisément que celle-ci ne lui demandait rien, sinon sa présence quasi permanente. Elle ne s'était inquiétée que d'une chose : savoir si l'on pouvait anoblir une servante. Consulté, le baron Jacques, son père, avait éclaté d'un rire clair. Sidonie lui avait suggéré de présenter Algonde comme telle si cela lui tenait à cœur. Du coup, la jouvencelle s'était vue auréoler d'un lien de parenté imaginaire et avait été contrainte de paraître à la cour du baron sous le nom d'Algonde de Sassenage.
— On me démasquera à la première occasion, avait prévenu Algonde en enfilant une robe somptueuse sous l'œil ravi de Philippine.
— Crois-tu donc que mes courtisans soient occupés de cela ? Ta réserve passera pour de la modestie, voilà tout. L'habit suffit à la noblesse et te voilà parée de la plus magnifique des façons.
Algonde en avait douté, jusqu'à ce qu'elle soit accostée par le fils d'un des vassaux de Jacques de Sassenage, qui s'était prétendu charmé par autant de grâce. Depuis, elle jouait le jeu
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