Le chant du départ
jours, il a découvert avec surprise et désarroi que des pans entiers de la langue corse avaient disparu de sa mémoire.
Lorsque les paysans ou les bergers l’interpellent, il ne les comprend pas parfaitement et il a du mal à leur parler.
Qu’est-il devenu malgré lui ? Un Français ? C’est la langue des livres, qu’il lit avec émotion et enthousiasme. C’est en français qu’il écrit.
Mais lorsque, égaré dans la montagne corse, un berger lui offre une peau de mouton pour se réchauffer pendant la nuit, et une part de fromage et de jambon, il est fier d’appartenir à ce peuple hospitalier. Il observe ces hommes rudes, énergiques mais généreux, qui l’accueillent avec confiance, ne se souciant pas de savoir d’abord qui il est.
Leurs visages et leurs voix font renaître ses impressions d’enfance.
Après quelques jours, la langue lui revient. Il s’efforce même de retrouver la maîtrise de l’italien, qu’il avait perdue.
Dans la cabane du berger, au pied du feu, il suscite les récits. Il s’enivre à cet art de la parole fait de longs silences et d’anecdotes qui prennent la force de symboles.
Lorsqu’il retrouve ses lectures et qu’il s’assied « abrité par l’arbre de la paix et l’oranger », il se sent plus déterminé dans son projet de lier son destin à celui de cette île, « théâtre de ses premiers jeux ».
Sa mère s’approche. Il se lève.
Ils vont s’asseoir côte à côte. Elle se tient le dos droit. C’est une belle femme d’à peine trente-sept ans, au corps déformé par ses douze grossesses. Mais le visage reste altier, creusé par les rides de la souffrance, les deuils de ses enfants mort-nés, de celui de son mari. Elle a le regard et le port volontaires.
— Tu es l’âme de la maison, dit-elle à Napoléon.
Il faut qu’il agisse. L’archidiacre va mal. C’est lui qui prend les décisions. Que fait-on pour la pépinière de mûriers ?
En 1782, Charles Bonaparte avait obtenu cette concession de l’intendant du royaume. On lui avait promis huit mille cinq cents livres à titre d’avance, charge à lui de distribuer, cinq ans après, en 1787, les mûriers. Mais il n’avait touché que cinq mille huit cents livres et, en mai 1786, le contrat avait été résilié, le ministère abandonnant ce projet. Or, Letizia Bonaparte a déjà réalisé la plantation.
Napoléon écoute, calcule, le visage grave.
L’État doit trois mille cinquante livres à sa famille. Il rassure sa mère. Il se battra pour les obtenir, dût-il pour cela demander un nouveau congé à son régiment afin de mener les démarches en Corse.
D’ailleurs, il doit se préoccuper de la santé de l’archidiacre, discuter avec lui du sort de la propriété de Milelli.
Il sait ainsi passer de la mélancolie rêveuse à l’organisation précise, glisser du projet d’écrire une Histoire de la Corse à une âpre discussion avec l’archidiacre.
Il lui rend visite plusieurs fois. À la manière dont l’homme est entouré, Bonaparte mesure son influence. Un archidiacre en Corse, cela vaut un évêque en France, pense-t-il.
L’archidiacre est couché. Il maugrée, se plaint. Il conteste les projets de Napoléon, qui veut exploiter le domaine de Milelli alors que, selon lui, on y perdra de l’argent inutilement.
Le jeune homme et le vieil archidiacre de soixante-huit ans disputent sur le sort qu’on doit réserver aux chèvres de l’île.
— Il faut les chasser, dit Bonaparte. Elles gâtent les arbres.
L’archidiacre, qui possède de grands troupeaux d’ovins, s’indigne :
— Voilà bien vos idées philosophiques, chasser les chèvres de Corse !
Mais la conversation s’interrompt. La douleur fait hurler l’archidiacre. Il montre ses genoux, ses chevilles.
Le 1 er avril 1787, après l’une de ces rencontres, Bonaparte décide d’écrire au docteur Tissot, un médecin célèbre, « membre de la Société royale de Londres, de l’Académie médico-physique de Bâle et de la Société économique de Berne ».
Celui-ci est particulièrement admiré en Corse pour avoir déclaré que Pascal Paoli est l’égal de César et de Mahomet.
« Vous avez passé vos jours, lui écrit Bonaparte, à instruire l’humanité, et votre réputation a percé jusque dans les montagnes de Corse où l’on se sert peu de médecins.
« Il est vrai que l’éloge court mais glorieux que vous avez fait de leur aimé général est un titre bien suffisant pour les pénétrer
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