Le Code d'Esther
à des milliers d’Allemands de rejoindre la ville lors des congrès du Parti national-socialiste. Mais Nuremberg possédait deux autres atouts qui la différenciaient de toutes les autres cités allemandes : avec ses maisons gothiques, ses églises, son château fort, sa vieille ville et ses murailles, elle symbolisait aux yeux du Führer la quintessence de l’âme allemande. C’est donc tout naturellement à Nuremberg que seront promulguées les fameuses lois antisémites de 1935, la ville devenant ainsi la capitale idéologique du III e Reich. Et puis c’était le fief du plus ardent partisan de Hitler, l’homme de la propagande : Julius Streicher. Celui-ci dirigeait le journal le plus antisémite du pays, Der Stürmer (« le combattant »), qui déversait chaque jour des torrents d’ignominies sur les Juifs allemands.
Il bénéficiait, en outre, de complicités dans la police. L’affaire était entendue, et, dès 1933, chaque année jusqu’au déclenchement de la guerre, plus d’un million de personnes se pressèrent dans les rues de Nuremberg pour célébrer le congrès du Parti national-socialiste. Ces rassemblements duraient une semaine ; ils étaient émaillés de rites particuliers exaltant une seule communauté raciale – celle de la race aryenne –, avec une mise en scène grandiose censée amener chaque individu à s’effacer au profit d’une masse dirigée par un seul homme : Adolf Hitler. En réalité, l’objectif non avoué de ces congrès était tout simplement de préparer le pays à la guerre.
Mais il fallait un lieu à la hauteur de cette ambition. Très vite, le choix se porta sur un immense espace vert de 11 km 2 comportant un lac et un zoo, situé à la périphérie de la ville. On déménagea à la hâte ours polaires, lions et girafes, et les travaux commencèrent sous la direction d’Albert Speer, architecte et futur ministre de l’Armement. Ils ne furent jamais terminés. Ce qu’il en reste aujourd’hui est, malgré tout, proprement stupéfiant.
La pluie s’est légèrement calmée lorsque je sors de l’autobus. Il est 10 heures du matin et le Centre de documentation, créé en 2001, vient tout juste d’ouvrir ses portes. S’appuyant sur l’aile nord du Colisée, que l’on ne voit pas, une construction plus moderne, tel un pont suspendu, a été ajoutée pour former un « musée de la Barbarie nazie ». Nous ne serons qu’une poignée de visiteurs à arpenter les salles de la remarquable exposition permanente « Fascination et terreur », véritable descente aux enfers de la période nazie ayant pour cadre Nuremberg. Photos, films, objets, il ne manque rien sur ce gouffre de l’histoire vieux de seulement 70 ans. Je viens d’assister, tétanisé, à l’un des discours que Hitler a tenus devant des centaines de milliers de personnes hystériques filmées par Leni Riefenstahl, lorsque, au bout de la salle, j’aperçois une fenêtre. J’éprouve un tel sentiment d’étouffement que la lumière du jour me rassure et m’attire. Tout, même une lumière grise tombant d’un ciel plombé, plutôt que ces images animées en noir et blanc qui hypnotisent et angoissent. Si ce n’est que le spectacle qui s’offre à présent à moi, derrière la vitre, est encore plus déstabilisant : le Colisée, le rêve germano-romain du Führer, dresse sa façade de briques et de granit, d’énormes blocs de pierre taillés par les détenus du camp de concentration de Flossenbürg. Imaginez un amphithéâtre de 250 mètres de diamètre en fer à cheval, haut de 39 mètres (s’il avait été terminé, il en aurait mesuré 70), destiné à devenir le palais des congrès du parti, avec une capacité de 50 000 personnes. Le déclenchement de la guerre en 1939 stoppa les travaux, et aujourd’hui il est là, monstrueux, terrifiant, inutile comme une verrue démesurée dans la campagne bavaroise. On le garde parce qu’on ne sait pas quoi faire de ce témoin d’une époque révolue, avertissement pour les générations futures s’ouvrant devant une étendue d’eau boueuse dont la couleur noirâtre continue de refléter les desseins de ses commanditaires.
Je termine à la hâte la visite de l’exposition. Vite, il me faut de l’air, revenir au monde réel d’aujourd’hui, retrouver la pluie de ce dimanche matin et laisser ces élucubrations cauchemardesques derrière moi. Mais je n’ai pas oublié l’une des missions que m’a assignées
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