Le Coeur de la Croix
direction, apeurée, tournant autour de
lui tout en grattant la terre de ses pattes de derrière, comme si elle
cherchait à la fois à protéger les chèvres et à le prévenir d’un danger :
trois sinistres individus venaient de sauter par-dessus la barrière et se hâtaient
vers Morgennes. Ils avaient sorti leur kandjar, un fin coutelas à lame courbe.
La chèvre détala. La petite chienne aboya de plus belle, et deux bras vigoureux
saisirent Morgennes par-derrière, pour lui prendre les mains.
L’un des Sarrasins avait le visage mangé par la vérole, et
un bras amputé – il s’agissait du Maraykhât auquel Morgennes avait, la
veille, coupé le bras droit.
— Qui es-tu ! glapit le soldat en approchant sa
main valide du keffieh de Morgennes.
Mais celui-ci baissa la tête, pour empêcher qu’on le lui
retire.
— Que se passe-t-il ? demanda alors une voix
féminine, pleine d’autorité, tandis que le tintement d’une cloche piquetait la
nuit.
— Un voleur s’est introduit dans l’enclos des chèvres…,
expliqua l’un des Maraykhât.
— Je veux le voir.
Morgennes fut poussé vers la clôture, derrière laquelle se
trouvait Cassiopée, montée sur sa chamelle. Elle avait pris la route du départ,
et une trentaine de chameliers l’accompagnaient, parmi lesquels Morgennes reconnut
l’adolescent qui s’était entiché de la chienne. Quand Morgennes fut près
d’elle, elle se pencha pour palper son keffieh.
— Ce foulard est à moi, dit-elle. Où l’as-tu
trouvé ?
Les hommes de Cassiopée avaient tiré leurs armes, de longs
sabres aiguisés. Un sourire barrait leur visage. Couper la main ou la tête des
voleurs n’était pour eux qu’une formalité.
— On me l’a donné, répondit Morgennes.
— Rends-le moi. Et tu pourras repartir avec ceux qui
t’ont capturé. Il ne m’appartient pas de te juger, mais de te rendre à ceux qui
t’ont fait prisonnier. Tout ce que je demande, c’est mon bien.
Elle tira sur le foulard pour le dérouler, dévoilant le
visage de Morgennes. Des cris s’élevèrent :
— Le Franji !
Mais cette agitation n’était rien à côté du trouble de
Cassiopée, qui dut se retenir à sa selle pour ne pas tomber. Elle considérait
Morgennes, l’air grave, à la fois confuse et troublée. Avait-elle vu un
fantôme ? Puis, comme Morgennes était roué de coups, elle leva un fouet à
trois branches, et l’abattit sur les Maraykhât.
— Assez ! cria-t-elle. Cet homme est à Saladin. Il
n’y a que lui qui puisse le châtier !
Les lanières de cuir, serties de griffes d’airain,
lacérèrent le visage de l’un des soldats, qui recula, la peau arrachée, un œil
crevé. Ses hurlements figèrent la foule, dont la fureur s’était envolée.
— Ramenez-le à l’enclos des Hospitaliers, ordonna
Cassiopée. Vivant !
Puis elle noua le foulard à son cou, et reprit sa route, à
la tête de son escorte. Morgennes se releva, fourbu, l’épaule en feu et les
membres en capilotade. Puis l’un des Maraykhât lui chuchota à l’oreille :
— On lui a promis de te ramener vivant, mais on n’a
jamais dit dans quel état…
Les Maraykhât discutèrent du châtiment à lui infliger. Le
manchot voulait qu’on lui coupe un bras ; le borgne qu’on lui crève un
œil ; quant aux autres, cela leur était égal, mais le cinquième
signala :
— On ne va pas pouvoir tout faire…
Ils décidèrent de tirer au sort, et le borgne dut tricher
pour gagner. Conformément à la tradition, qui voulait que l’on perçât l’œil
droit afin que la victime ne puisse plus porter de bouclier sans occulter la
totalité de son champ de vision, il approcha son kandjar de Morgennes ; si
près que celui-ci remarqua, finement gravée sur la lame à double tranchant du
poignard, l’inscription : « Il est possible que vous ayez de
l’aversion pour une chose qui est un bien pour vous. »
Morgennes se demanda combien de victimes avant lui avaient
eu le temps de lire cette phrase étrange. Il essaya de se débattre, mais ses
jambes et ses bras étaient maintenus au sol par les Maraykhât, qui pesaient sur
lui de tout leur poids. Un long cri s’échappa de sa gorge. Il hurlait sa
douleur à venir, comme si son hurlement pouvait l’emmener loin d’ici, ou le
rendre au combat de la veille, avant sa chute, sa reddition.
Puis le Maraykhât plongea sa lame dans l’œil de Morgennes.
7.
« Le bras que tu
ne peux pas casser, embrasse-le et prie Dieu
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