Le Condottière
des sentiments qui n'étaient pas seulement... Enfin, elle comprenait. Si elle voulait, il...
La phrase s'était perdue dans une respiration bruyante.
Elle avait décroché le téléphone et répondu, sans regarder Jean-Luc, qu'elle allait prendre une dizaine de jours de vacances avec un ami.
- Bien, bien, avait murmuré Jean-Luc en hochant la tête.
Il avait refermé la porte.
Elle avait dit à Grassi : « Emmène-moi chez toi, à Bologne, à Parme. Emmène-moi, Mario! »
Ils étaient partis le soir même par le dernier vol d'Alitalia, et lorsque, assis près d'elle, Mario avait passé son bras autour de son épaule demandant s'il était une simple « couverture » pour son enquête ou bien si elle désirait vraiment connaître les paysages, les rues qui l'avaient marqué, qui l'avaient fait ce qu'il était -Amarcord, avait-il murmuré, amarcord : il voulait se souvenir avec elle, pour elle -, elle s'était abandonnée. Elle avait fermé les yeux, la tête sur son épaule, disant à voix basse - mais avait-il entendu? - « mon amour, mon amour », tout en réfléchissant qu'elle allait pouvoir rencontrer les témoins à Dongo, l'homme à la drague, le docteur Ferrucci, et, à Parme, le juge Roberto Cocci.
Peut-être était-ce ainsi qu'il fallait vivre, en mêlant les parts contradictoires de soi, en jouant de l'une contre l'autre, en se servant de l'une pour renforcer l'autre?
Ils avaient donc parcouru ensemble les rues de Bologne, de Modène, de Vignola, de Reggio nell'Emilia, puis les routes de campagne dans la « pianura ».
Ils avaient déjeuné sous les arcades entourant des places où la couleur des pavés se mariait, dans un dégradé de teintes, aux briques des façades, au marbre des statues. Puis ils étaient arrivés à Parme et Mario s'était allongé sur le lit, à l'Hôtel Baglioni, troublé par cette longue régression dans sa jeunesse qui le laissait dolent, inquiet, et Joan avait profité de ce désarroi pour se rendre seule à Dongo, et maintenant, assise devant la fenêtre de sa chambre de l'Hôtel Stendhal, elle suivait des yeux, sur le lac, le sillage des navires, se demandant comment, pourquoi des vies se croisent et changent brusquement de sens.
48.
QUAND Joan, s'était arrêtée, au milieu de la Piazza del Duomo, parlant longuement avec ce jeune Africain qui venait de lui demander l'aumône - « Mille lire, prego, mille lire per un caffè », avait-il dit; plusieurs fois déjà au cours de la journée elle avait été suivie, alors qu'elle visitait Parme, par l'un ou l'autre de ces Africains qui harcelaient les passants, proposant des colifichets mais réclamant en fait un billet ou une poignée de pièces -, ni Roberto Cocci ni Mario Grassi, qui s'étaient immobilisés quelques pas plus loin, ne s'en étaient étonnés.
Puis Joan les avait rejoints et ils s'étaient dirigés tous trois vers la Piazza della Pace, pour finir la soirée dans le café où, jusqu'au milieu de la nuit, se retrouvaient les jeunes de Parme et ceux qui comptaient dans la ville. Ni Cocci ni Grassi n'avaient alors remarqué à quel point le visage de Joan était empreint de gravité, de tristesse. Elle semblait bouder, sur le point de pleurer, et si elle marchait toujours très droite, le menton un peu levé, sa silhouette exprimant l'énergie et l'autorité, elle gardait la tête baissée, ses cheveux tombant sur son front, cachant même ses yeux.
S'ils l'avaient questionnée, leur aurait-elle confié qu'elle pensait si douloureusement à Ariane Duguet qu'elle en était désespérée? Que ce jeune Africain lui avait rappelé Makoub, celui qu'Ariane avait accueilli chez elle - et si elle ne l'avait pas croisé, rue de Sèvres, puis dans ce square donnant sur le boulevard Raspail, si les trajectoires de leurs vies, que rien ne semblait destiner à se rencontrer, s'étaient poursuivies sans se couper, peut-être Ariane ne serait-elle pas aujourd'hui cette morte couchée dans le cimetière de Dongo?
Après avoir vu Angelo Trovato et le docteur Ferrucci, Joan était montée jusqu'au Camposanto — elle avait aimé cette expression employée par le docteur: camposanto, le champ saint. Elle s'était recueillie devant la tombe, une simple dalle de granit dont l'inscription en lettres dorées était illisible, couverte de boue séchée. Puis elle était redescendue lentement vers Dongo, s'arrêtant presque à chaque pas, contemplant le lac, ce miroir aveuglant où le soleil, jouant de chaque vague, renvoyait des
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