Le Condottière
Il Futuro, était un moyen de colmater cette brèche, en elle, par où son énergie se liquéfiait, son mode de vie se relâchait, incapable qu'elle était de résister à l'attrait que Mario Grassi exerçait sur elle.
Était-ce cela, l'amour, cet éblouissement, cet aveuglement, cette chaleur diffuse dans tout le corps, cette exaltation et cet abattement, tout à coup, quand elle se voyait, dans un éclat de lucidité, soumise à ses sentiments, elle qui avait toujours, depuis ses années d'université, privilégié la maîtrise de soi, la raison, la sagesse? Facts are facts... Only facts...
Malgré les menaces de Franz Leiburg, elle s'était donc obstinée.
Elle était cependant tentée à tout instant de téléphoner à Grassi. Elle avait envie de lui proposer de quitter Paris, de s'installer dans un autre pays, de recommencer ensemble une vie banale, rectiligne, avec une maison, des enfants, un jardin, des rosiers - le rêve et l'horreur.
La part d'elle-même qui s'affolait de cette tentation se servait de l'enquête pour dompter, piétiner son désir. Joan était habile dans cet affrontement qui la divisait. Elle savait comment mettre en branle des engrenages qui l'obligeraient ensuite à persévérer, même si, une fois entraînée, elle devait regretter de ne pouvoir en effet rencontrer Grassi comme elle le souhaitait.
Dans ce restaurant chinois de l'avenue Raymond-Poincaré où ils avaient déjà souvent dîné, elle avait ainsi retrouvé Christophe Doumic qu'elle avait senti heureux et surpris de l'intérêt qu'elle semblait à nouveau manifester pour lui. Elle l'avait écouté, le menton posé dans ses paumes, ne quittant pas ses yeux, et il gloussait comme un paon, se rengorgeant: « Mon ministre, mon ministre, mon ministre... »
Joan avait souri avec bienveillance, dissimulant sans peine le mépris - et même la rage - que la vanité de Doumic lui inspirait. Comment avait-elle pu accepter de s'allonger auprès de cet homme si fat, si vide? Ou bien l'amour qu'elle éprouvait pour Grassi l'avait-elle changée à ce point qu'elle voyait le monde et les êtres de manière différente, comme si sa vision était brusquement devenue plus perçante, implacable? Mais elle faisait mine de se passionner pour les péripéties de la vie professionnelle de Christophe, les étapes de sa carrière si brillante, puisqu'elle souhaitait obtenir de lui des renseignements sur les transferts de fonds qui avaient permis l'achat de l'agence H and H d'Hassner et de l 'Universel journal de Pierre-Yves Lavignat.
Que savait-on aux Finances? interrogeait-elle. Avait-on ouvert une enquête?
Christophe Doumic écartait ces questions d'un geste de la main et reprenait son récit: « Le ministre m'a dit... »
Il avait avancé son genou, peut-être par mégarde, touchant celui de Joan, faisant comprendre ainsi qu'il espérait, après le dîner, qu'elle le suivrait comme autrefois dans l'appartement de l'avenue Mozart dont les meubles étaient sans doute toujours recouverts de housses blanches, luisant dans la pénombre du grand salon.
Mais, tout en laissant son genou contre celui de Christophe, Joan avait insisté. Elle allait lancer des accusations dans Continental. Elle avait rencontré deux parlementaires, l'un de la majorité, l'autre de l'opposition, qui s'apprêtaient à publier un rapport sur le blanchiment de l'argent de la drogue et du crime organisé, les investissements dans les entreprises européennes ou russes, surtout dans le domaine de la communication, et le nom de la banque Balli, à Lugano, liée à toutes les sociétés de Morandi, était, avait-elle appris, cité à plusieurs reprises.
Si le ministère des Finances n'ouvrait pas d'enquête ou - elle avait baissé la voix - si Christophe ne lui communiquait pas d'informations, Joan serait peut-être contrainte de mettre en cause le ministre et ses services : passifs, naïfs, aveugles, complices? Christophe sentait bien, n'est-ce pas, qu'elle le regrettait, mais facts are facts.
Doumic avait d'abord paru indifférent, ennuyé seulement de ne pouvoir poursuivre son récit, puis, au fur et à mesure que Joan parlait, il avait changé d'attitude, éloignant son genou du sien, découpant à gestes nerveux le canard à la chair rouge sang qu'il avait laissé refroidir.
- Mais que voulez-vous enfin? avait-il lancé, interrompant Joan.
Le ministère des Finances, avait-il expliqué, n'avait aucune raison d'ouvrir une enquête sur des opérations qui «
Weitere Kostenlose Bücher