Le Condottière
reflets brillants qui obligeaient à détourner les yeux, à regarder vers les berges, vers ces allées de lauriers que Joan avait parcourues avec l'homme à la drague, Angelo Trovato, puis avec le docteur Ferrucci.
L'un et l'autre l'avaient bien accueillie. Trovato, presque avec tendresse, la regardant en hochant la tête et répétant: « Elle était belle, jeune comme vous. Comment oublier une morte comme elle, une statue, mais vivante... enfin, morte mais vivante, vous me comprenez? »
Ferrucci lui avait pris le bras avec une familiarité paternelle et elle avait marché à son pas, s'arrêtant avec lui qui, de la main gauche — la droite serrant le poignet de Joan - ponctuait ses phrases. Oui, il l'avait déclaré au juge Cocci, mais pas au père de la jeune Française - pour quoi faire, hein, à quoi cela servait-il de faire souffrir, puisqu'elle était morte et que, de toute façon, c'était inévitable, on aurait dit autrefois que c'était le destin, qu'elle devait mourir - il avait dit au juge qu'il l'avait vue, deux ou trois jours avant la découverte du corps dans le lac, si faible, avec déjà la mort en elle, et il avait essayé de l'aider, de la faire entrer à l'hôpital, mais elle était de ces jeunes - il en voyait chaque année, l'été - qui refusaient de vivre. « Il faut la foi pour vivre, Mademoiselle, la foi en l'avenir, celui d'après la mort. Ou bien il faut du moins qu'il y ait un sens ici-bas si l'on veut ne croire qu'en cela, pourquoi pas: hier, c'était le communisme, le socialisme, je ne sais trop. Mais elle, mais eux, ils ne croient en rien; il ne reste que la drogue comme moyen d'échapper à la prison qu'est la vie, quand on ne croit pas, qu'on n'a plus d'avenir. »
Quand ils s'étaient retrouvés devant le monticule de terre où Angelo Trovato avait déposé le corps (c'était bien l'endroit que ce dernier avait déjà montré à Joan), Ferrucci expliqua qu'il ne l'avait vue que beaucoup plus tard, les carabiniers n'étant pas parvenus à le joindre; il était en tournée, seul médecin à Dongo; mais, quand il l'avait vue, il l'avait aussitôt reconnue et il s'était dit que si cette jeune femme, presque une jeune fille, avait eu la chance de croiser à temps un ami, un homme de foi qui lui aurait donné confiance, qui lui aurait communiqué sa propre espérance, alors peut-être qu'elle aurait marché à ses côtés pour toute la durée de la vie. Il suffisait parfois d'une rencontre pour changer le cours d'une existence, mademoiselle le savait, n'est-ce pas, elle qui paraissait, malgré sa jeunesse, avoir de la raison, de l'intelligence, et surtout - Ferrucci avait serré le poignet de Joan - de la sensibilité, de la compassion.
C'était cela qui le fascinait, qui faisait de lui un croyant, un homme de foi et de prière: le miracle, le mystère, chacun les vivait. Qui place quelqu'un sur le chemin de l'autre, pourquoi celui-là et pas celui-ci? « Pourquoi se comprennent-ils ou, au contraire, se haïssent-ils? Combien avons-nous ignoré ceux qui auraient pu jouer un rôle dans notre vie: ils étaient dans notre regard, nous les avons vus et nous n'avons pas voulu aller vers eux... C'est cela qui est fascinant, qui m'oblige à m'agenouiller, à prier. Je vis ainsi, je renouvelle ma rencontre avec le Christ. Pauvre fille, qui avait-elle rencontré, qui avait ainsi modifié sa vie? Qui n'avait-elle pas vu? Voilà le mystère, celui de l'amour. Vous aimez, mademoiselle, on vous aime? »
Joan n'avait répondu que par un hochement de tête. Le docteur Ferrucci avait répété qu'il fallait aimer, que là était la rencontre, source de l'énergie et de la foi, source de toutes joies.
Peut-être Ariane Duguet n'avait-elle jamais aimé. Surtout, peut-être ne l'avait-on jamais aimée? Même son père, à présent si malheureux, Ferrucci l'avait vu, mais qui n'avait peut-être été qu'un homme d'abord occupé de lui-même. Ariane Duguet avait pu être ainsi à la merci d'une rencontre, et le plus mystérieux, c'est qu'une heure avant, celle-ci aurait peut-être été dénuée de toute importance...
Tout au long du trajet de retour entre Dongo et Parme, alors que l'air était si léger, si parfumé - d'abord par les lauriers, puis par la senteur de jeunes pousses, maïs ou blé — qu'elle avait roulé vitre baissée, le vent soulevant ses cheveux, Joan avait eu le sentiment troublant de tout connaître d'Ariane, comme si, maintenant qu'elle avait vu les lieux de sa mort, elle
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