Le Condottière
elle s'était retournée. Orlando suivait à quelques dizaines de mètres.
D'une voix amusée, Morandi avait chuchoté que son régisseur ne le quittait jamais, jamais : ça ne vous dérange pas?
Soudain inquiète, elle avait commencé à essayer de se dégager. Puis le bruit des voix des invités sur la terrasse l'avait quelque peu rassurée. Morandi n'était pas fou au point de prendre le risque de se faire accuser devant témoins. De quoi, au demeurant? Elle s'était calmée. Qu'allait-elle imaginer : qu'il allait la violer? L'idée lui avait paru si excessive qu'elle lui avait abandonné à nouveau son bras pour se prouver à elle-même qu'elle n'était nullement effrayée, qu'elle avait simplement un peu bu et divaguait.
- Je ne vous ai pas montré ça, avait dit Morandi.
Ils étaient entrés dans une sorte de galerie voûtée qui descendait en pente douce vers le lac. Là, dans une niche, elle découvrit un side-car jaune marqué de l'aigle de l'armée allemande.
Puisque Franz Leiburg lui avait parlé du printemps 1945 et qu'elle avait paru passionnée par ce genre de confidences, il avait pensé que cette machine-là l'intéresserait, expliqua-t-il à Joan. Morandi eut un geste pour l'inviter à prendre place dans le side-car, mais elle resta immobile, le regardant qui effleurait le corps de la moto du bout des doigts, précisant que l'engin était en parfait état de marche.
Il se mit à raconter. Ils avaient trouvé le side-car sur la route qui descend à Bellagio, peut-être au dernier jour d'avril 1945. Il était avec un gosse, le fils d'une domestique - il s'interrompit un instant comme s'il avait cherché à préciser un souvenir -, le soldat était en sang : un homme casqué, lourd, portant un long manteau de cuir noir. Ils l'avaient soulevé, puis traîné sur la chaussée et jeté dans le lac. Ensuite ils avaient roulé, c'était excitant, peut-être son plus beau souvenir d'enfance.
Tout à coup, Morandi s'était interrompu et rapproché de Joan.
- Après, avait-il dit, beaucoup de femmes se sont assises là, il montrait le siège du side-car, elles aimaient toutes ça. C'était mon char de triomphe. Vous ne voulez toujours pas?
Il avait poussé Joan contre la paroi, collant son corps au sien, emprisonnant son visage entre ses bras tendus appuyés aux dalles de marbre qui recouvraient la voûte.
Joan avait alors subi ce regard qu'elle ne pouvait fuir, le même que celui d'Orlando, le même qu'elle affronterait sur la place de Bellagio en se dirigeant vers l'embarcadère.
Elle n'existait pas dans ces yeux-là. Elle n'était que le désir de possession de l'homme. Une fois ce désir assouvi, elle serait morte. Elle avait pourtant senti qu'elle était attirée par lui comme par une eau noire, qu'elle avait envie de se laisser couler pour savoir subir ce qu'elle n'avait encore jamais éprouvé.
Elle avait bousculé Morandi, l'écartant avec violence, d'un mouvement instinctif de colère, prête à le gifler.
Il n'avait pas insisté, mais lorsqu'elle avait voulu sortir de la galerie, Joan s'était heurtée à Orlando qui, bras écartés, l'empêchait de passer. Son visage inexpressif était inquiétant, surtout à cause de l'immobilité de ses traits.
Au moment où Joan allait pousser un cri qu'elle voulait strident, Morandi lança d'une voix calme, méprisante : « Laisse, laisse-la », et Orlando s'écarta.
16.
DES semaines plus tard, à Paris, Joan s'était souvenue de cette scène si brève - quelques phrases, quelques regards - avec angoisse et même un sentiment de honte.
Elle était assise en face de Jean-Luc Duguet sur l'un des canapés de la salle de conférences du journal. Il l'avait entraînée, elle avait été émue par cet homme qu'elle avait connu énergique, autoritaire, exigeant de lire tous les articles à paraître dans Continental, voire parfois de presque tous les récrire, et qu'elle retrouvait à présent hésitant, voûté, traînant les pieds, la voix si faible qu'elle avait dû lui faire répéter ce qu'il désirait savoir.
Elle s'était penchée vers lui, elle avait eu envie de le rassurer, de le tenir contre elle, mais cette tentation instinctive l'avait gênée quand elle avait surpris le coup d'oeil que lui lançait Joëlle, debout à l'autre extrémité de la pièce où elle s'entretenait avec Arnaud et Bedaiev.
Elle n'aimait guère Joëlle, l'une de ces Françaises si soucieuses d'elles-mêmes, si égoïstes, maniérées jusque dans leurs moments de
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