Le Condottière
de l'ENA.
Elle l'avait devancé. Elle avait murmuré : « Je rentre », insistant sur ce je qui voulait dire : je ne passe pas chez vous, vous ne montez pas avec moi, à bientôt, peut-être.
Elle se reprochait son attitude. Christophe était un compagnon agréable, courtois, utile. Ils composaient un couple intéressant, qu'on invitait. «Elle est amusante, Joan Finchett, mais oui, la journaliste américaine de Continental. Doumic est au cabinet du ministre du Budget, vous ne saviez pas? »
- Je suis fatiguée, excusez-moi, Christophe, avait-elle murmuré.
Il avait ri. Puis il s'était mis à parler avec désinvolture du dîner auquel ils avaient participé. Joan avait-elle remarqué les apartés entre Richard Gombin, le président de la banque Wysberg, Alexandre Hassner et Lavignat 2 ? Ils sont tous trois aux abois. La banque va être privatisée et Gombin sera débarqué. Avec la défaite de la gauche, l'agence H and H a perdu la plupart de ses contrats, et Hassner cherche un acheteur. Quant à l'Universel, l'hebdomadaire, il est en chute libre, n'est-elle pas au courant?
Tout à coup, c'était à nouveau le vide en elle.
Elle n'entendait plus. Elle se souvenait de Morandi sur la terrasse de la Villa Bardi; puis de cette silhouette dans les couloirs du journal : Jean-Luc Duguet qui souriait, balbutiait quelques mots inaudibles, s'appuyait à la cloison, ouvrait difficilement la porte de son bureau. Elle avait eu envie d'entrer derrière lui.
Joan? Joan?
L'avait-elle écouté? s'enquérait Christophe.
Elle fit oui de la tête.
Si Morandi rachète l'agence H and H et l'Universel, reprenait-il, il faudra qu'il s'explique sur l'origine des fonds. Vous connaissez sa réputation un peu trouble, comme celle de la plupart des Italiens, il est vrai, ajouta Christophe en riant.
Elle coulait de nouveau.
Elle était entrée dans le bureau de Jean-Luc.
Il déplaçait des feuilles sur sa table en dodelinant de la tête. Il avait marmonné que ces calmants qu'on lui administrait l'épuisaient, qu'il ne savait plus où il en était. Il confondait un mot avec un autre, perdait la mémoire. Mais, avait-il ajouté en haussant les épaules, le souvenir d'Ariane, ce qu'on voulait précisément effacer, cela seul restait : tout seul, plus rien autour. Amusant, non? Contre-effet, en somme. Les médecins étaient perplexes.
Elle avait eu un geste de la main vers lui.
Savait-elle, avait-il repris, que Joëlle le quittait? Il était seul. C'était mieux comme ça, non? L'angoisse, la dépression étaient aussi des maladies contagieuses. Joëlle aimait les hommes sains, forts.
Joan avait embrassé Christophe, effleurant le coin de ses lèvres.
« Vraiment ? » avait-il interrogé. « Vraiment », avait-elle répondu, puis elle avait tourné le dos.
Dans l'ascenseur, elle n'avait pas bougé quand la porte s'était ouverte puis refermée. Cette boîte métallique où s'accumulait le silence la protégeait.
En sortant du bureau de Jean-Luc, elle avait questionné Arnaud.
Bien sûr, Joëlle quittait Duguet. Pouvait-on le lui reprocher ? Jean-Luc se noie, il refuse de se laisser aider. C'est bien autre chose que la mort d'Ariane. Plus profond. Un refus. Pour ce qui est d'Ariane, cela faisait des années qu'il savait que ça finirait comme ça. Alors, pourquoi ce choc, cette démission? Ce refus de la vie? Peut-être parce qu'il y a ce trou noir où Ariane est tombée sans qu'on sache avec précision pourquoi. Les Italiens n'ont rien expliqué. C'était sans doute ça qui rongeait Jean-Luc. L'obsession de ne rien savoir, de ne pas comprendre. Pour un homme comme lui, c'était insupportable.
En tâtonnant, Joan avait appuyé sur un des boutons et l'ascenseur était redescendu. Elle était ressortie, puis avait marché lentement sur la place Maubert, passant entre les piquets de fer disposés pour le marché du lendemain. Elle s'était faufilée entre eux comme dans un labyrinthe.
1 Voir La Fontaine des Innocents et Les Rois sans visage, romans, Fayard, 1991, 1993.
2 Voir La Fontaine des Innocents et Les Rois sans visage, romans, 1992 et 1994, Fayard.
Troisième partie Paris, Hôtel Crillon
18.
LORSQUE, quelques semaines étant passées, Joan avait voulu s'avancer vers Franz Leiburg, assis sur un canapé devant les baies vitrées, dans le salon du premier étage de l'Hôtel Crillon, elle avait eu à nouveau le sentiment de s'avancer dans un labyrinthe.
Elle avait dû éviter les câbles des caméras, les perches des
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