Le Condottière
village.
Elle les avait vus, assis sur le parapet qui ferme la place au-dessus des berges, parlant à mi-voix sans bouger la tête, et elle avait deviné qu'ils commentaient chacun de ses pas, les mouvements de ses seins. Elle s'en était voulu de porter cette chemise d'homme en toile bleue à col largement ouvert, aux manches retroussées. Trop ample, elle permettait d'avoir les seins nus et c'était ce qu'ils imaginaient.
Elle avait été prise d'une sorte de rage et s'était arrêtée en face d'eux, l'air de vouloir contempler l'autre rive du lac que le soleil embrasait, faisant surgir de la végétation luxuriante les façades des grandes villas princières, alors qu'elle s'attachait à les dévisager dans l'intention de leur exprimer son mépris. Ils n'avaient pas baissé les yeux, souriant au contraire avec une morgue méprisante. Et elle s'était alors souvenue de ce qu'elle avait vécu après le dîner, sur la terrasse de la Villa Bardi, quand, d'un geste autoritaire, Carlo Morandi lui avait empoigné le bras, disant à Franz Leiburg qu'il voulait travailler avec Joan, qu'elle était là pour cela, n'est-ce pas?
Leiburg avait souri avec lassitude, puis s'était mis à toussoter. Il avait déjà beaucoup parlé à Joan de ce printemps 1945, avait-il murmuré en scrutant Morandi : pauvre Paola, il avait été si épris d'elle, une femme admirable, un personnage de légende, fantasque...
Morandi l'avait interrompu, le bousculant presque pour tirer en arrière le fauteuil de Joan, l'obliger à se lever.
Était-ce le vin, la tiédeur de l'air, ce parfum des lauriers, enivrant lui aussi? Elle s'était laissé guider, malgré l'humiliation qu'elle éprouvait, curieuse de ce qui allait advenir.
Mais le regard que lui avait lancé Orlando, le régisseur, l'avait déjà presque dégrisée.
Dès son arrivée à Bologne, elle avait détesté, haï même cet homme qui l'avait accueillie dans le hall de l'aéroport, tenant un carton sur sa poitrine où il avait simplement inscrit FINCHETT, ignorant son prénom, lançant seulement, quand elle s'était arrêtée devant lui : « C'est vous, ça? »
Elle avait affronté pour la première fois cette façon d'être jaugée : sans aucune timidité, le regard d'Orlando, l'avait parcourue des pieds à la tête, s'attardant sur son ventre, ses seins, ses lèvres.
Elle avait dit : « Vous avez fini? On peut y aller? »
Orlando n'avait été ni gêné ni décontenancé. Il lui avait tourné le dos, ne lui proposant même pas de porter son sac de voyage, n'ouvrant pas la porte de la voiture, mais, durant tout le trajet, il n'avait cessé de l'observer. Dans le rétroviseur, ses yeux ne se dérobaient pas et elle, qui avait tant de fois été confrontée au désir et à l'agressivité des hommes, s'était sentie démunie. Dans le regard d'Orlando, elle n'existait que parce qu'il le voulait bien, mais elle n'était rien, seulement une chose que lui, l'homme, pouvait, le temps d'un regard, de par sa volonté, faire vivre, élever jusqu'à lui avant de la renvoyer au néant.
Au début, elle n'avait pas ressenti la même chose avec Carlo Morandi. Il s'était montré attentionné, séducteur, la prenant à part, établissant avec elle une complicité qui paraissait fondée sur l'estime qu'il lui portait.
Il lui avait confié ce qu'il pensait du ministre Nandini - « un trou du cul », avait-il dit -, et elle avait sursauté cependant qu'il riait, et bientôt elle avait ri à son tour tant la vulgarité de l'expression détonnait dans le luxe raffiné de la Villa Bardi.
- Je veux dire, avait repris Morandi, que Nandini n'est rien, vous m'avez compris : de la pacotille, en solde, au plus offrant. Il s'était penché : Si vous écrivez cela, je ne vous parlerai plus. Or je possède beaucoup de secrets...
Mais, rapidement, Morandi l'avait irritée et jusqu'à cette fin de dîner, elle l'avait tenu à distance, malgré ses invites, préférant la compagnie et les confidences de Franz Leiburg. A la façon dont Morandi l'avait saisie par le bras, elle avait compris qu'il entendait prendre sa revanche. Elle avait eu envie de savoir ce que cela signifiait. On ne connaît la vérité d'un homme qu'au moment où il est seul en face de vous, elle avait appris cela depuis bien longtemps. Et elle avait toujours su se défendre, réussissant à repousser les avances de ceux qui la harcelaient et qui renonçaient, honteux, de crainte d'être ridicules.
Dans les allées éclairées du parc,
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