Bonaparte
I
NABULIO
C’est à ma mère que je dois
ma fortune et tout ce que j’ai fait de bien.
N APOLÉON .
L E 9 mai 1769, une jeune femme âgée de dix-neuf ans, – « belle comme les amours » – mêlée à une centaine de patriotes corses, marche soutenue par son mari qui l’aide à gravir les sentiers du Monte-Rotondo où, sous ses pas, roulent les pierres. Elle fuit les troupes françaises victorieuses et on l’entend répéter :
— Il sera le vengeur de la Corse.
C’est de son fils dont elle veut parler. Ce fils qui n’est pas encore né – mais la fugitive ne doute pas qu’elle mettra au monde un garçon – ce fils qui, durant toute cette affreuse retraite, « s’agite violemment » en elle.
Louis XV, moyennant quelques millions, a acheté le 15 mai de l’année précédente à la République de Gênes ses droits sur la Corse. Le 15 août – un an jour pour jour avant la naissance de Napoléon – le roi a proclamé la « réunion » de l’île à la France. Demeurait le principal : conquérir l’acquisition, car les Corses – bien sûr – ne se montraient point d’accord. Appartenant théoriquement aux Génois, ils se trouvaient quasiment libres. Devenus sujets du roi de France, sans qu’on leur eût demandé leur avis, une manière de corde leur était passée au cou...
Le patriote Paoli – on l’appelait la Babbo – avait convoqué une assemblée de communes corses à Corte. L’un des délégués, membre de la petite noblesse de l’île, y avait prononcé un discours violent contre les « derniers envahisseurs » et appelé la Corse aux armes.
Il se nommait Carlo-Maria Buonaparte et le nom de cette famille de petits hobereaux corses – de lointaine origine toscane et génoise – entrait ce jour-là dans l’Histoire.
Carlo-Maria était un homme intelligent, brillant même, mais léger, versatile, joueur, libertin, follement dépensier – alors que les ressources du ménage étaient absolument squelettiques. Intrigant surtout. Que ne ferait pas ce quémandeur infatigable pour obtenir places et pensions ! Ne se laissant rebuter par aucune rebuffade, souriant, sûr de lui, il campait avec aplomb, fatuité et élégance dans l’antichambre des gens en place et refusait de s’en aller avant d’avoir été entendu. Son éloquence se montrait d’ailleurs adroite et, au lendemain de la mainmise de la France sur l’île, jouant la carte paoliste, ses discours enflammaient l’auditoire.
— Vaillante jeunesse, disait-il devant les représentants des Communes réunies par Paoli, voici le moment décisif. Si nous ne triomphons de la tempête qui nous menace, c’en est fait tout à la fois de notre nom et de notre gloire... Nous qui combattons pour nos propres intérêts, pour nos personnes, pour nos enfants, nous qui avons la gloire de nos pères à défendre, pourrions-nous balancer un moment à exposer notre vie ?
Paoli avait pour finir lancé sa protestation solennelle contre le débarquement des troupes de Louis XV. La guerre déclarée, le roi avait envoyé une expédition pour prendre possession de la Corse. Elle avait été battue et les survivants jetés à la mer. « Cette petite île étonnera le monde ! » s’était exclamé Jean-Jacques Rousseau avec admiration. Mais, le 9 mai, les patriotes corses, commandés par Pasquale Paoli, étaient vaincus à Ponte-Nuovo. Louis XV avait, en effet, mis le « poids » nécessaire en expédiant dans l’île vingt-deux mille hommes à la tête desquels avait été placé le comte de Vaux. Seuls une centaine de vaincus avaient pu échapper au désastre et se replier vers le Monte-Retondo. Parmi eux Carlo-Maria et sa femme, née Letizia Ramolino, famille de très petite noblesse, d’ascendance, elle aussi, italienne. Il l’avait épousée le 2 juin 1764, alors qu’elle n’avait que quatorze ans.
Aujourd’hui, ce 9 mai 1769, il la soutient avec tendresse, tandis qu’elle répète :
— Il sera le vengeur de la Corse !
Et la jolie Letizia, « la petite merveille » au profil grec, monte sans se plaindre les flancs abrupts de la montagne... Napoléon le dira :
— Les pertes, les privations, les fatigues, elle supportait tout, bravait tout. C’était une tête d’homme sur un corps de femme. Une femme des montagnes de Corse – Sous un violent orage, à travers la montagne, le petit groupe de patriotes peine et s’épuise. Les fugitifs s’engouffrent enfin dans une grotte – elle existe toujours et on l’appelle
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